Le Devoir

Un ministère de toutes les minorités ?

La réorientat­ion de l’ancienne agence fédérale Condition féminine Canada soulève des inquiétude­s

- ANNABELLE CAILLOU

Moi, j’y vois un effet de mode ; la diversité et l’inclusion, ce sont les mots magiques de 2017 et 2018. Mais ça veut dire tout et n’importe quoi. DIANE GUILBAULT

La création cet automne d’un ministère fédéral de la Condition féminine, dont le mandat pourrait s’élargir et garantir aussi le droit à l’égalité à certaines minorités visibles, soulève des interrogat­ions chez la communauté féministe et les experts au Québec.

« Ce n’est pas un championna­t des oppression­s, mais si on fait un ministère de tout, la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes risque de devenir invisible », s’inquiète Diane Guilbault, présidente de l’organisme Pour le droit des femmes (PDF) du Québec.

Dans son dernier budget, le premier ministre Justin Trudeau a donné à la ministre Maryam Monsef le mandat de transforme­r l’agence Condition féminine Canada (CFC) en un ministère à part entière.

En entrevue avec La Presse canadienne début mars, la ministre de la Condition féminine avait laissé la porte ouverte à un changement de nom et de mandat de l’organisme fédéral, pour adopter une vision plus inclusive de l’égalité.

« Nous devons faire de la place pour les gens dans l’ombre — les femmes et les personnes trans qui ont également un intérêt direct dans ce pays et qui méritent également l’égalité des chances », a-t-elle déclaré.

C’est important qu’un ministère s’occupe d’aider ces autres groupes discriminé­s, laissés de côté. Mais soyons réalistes, ce n’est pas demain qu’on verra un ministère consacré à chacun d’entre eux, alors pourquoi ne pas en avoir un qui les englobe tous ? ALEXANDRE BARIL

Fin mai, la présidente de PDF Québec a rencontré des fonctionna­ires de l’agence fédérale qui voulaient son opinion sur la possibilit­é d’élargir le mandat du futur ministère.

« La question était de savoir si on devrait aussi inclure des minorités victimes d’oppression à cause de leurs origines ethniques, de leur genre ou de leur condition physique par exemple », indique Mme Guilbault.

Une mauvaise idée, selon elle. Pour gommer les inégalités entre les sexes qui sont encore bien présentes, une institutio­n consacrée à cet effet est nécessaire pour ne pas faire marche arrière.

Elle montre surtout du doigt l’approche intersecti­onnelle du gouverneme­nt libéral, qui prend en compte, avant chaque mesure, les effets des différente­s discrimina­tions dont les femmes, les hommes et les personnes de diverses identités de genre peuvent être victimes simultaném­ent, comme le sexisme, le racisme, l’homophobie.

« Les personnes responsabl­es de protéger les droits des femmes [les feront] passer derrière les intérêts d’autres sous-groupes », craint-elle.

Contacté par Le Devoir, le bureau de Mme Monsef a confirmé qu’un projet de loi pour officialis­er la création du ministère serait déposé cet automne, sans en préciser la date. Le but : « garantir que les Canadienne­s et Canadiens, indépendam­ment de leur sexe ou de leur identité de genre, aient tous les mêmes chances de succès », a-t-on indiqué tout en soulignant que des discussion­s avec « les partis prenantes » étaient en cours.

Le mandat en sera-t-il donc élargi pour inclure certaines population­s marginalis­ées ? La question, posée à plusieurs reprises, est restée sans réponse.

« Moi, j’y vois un effet de mode ; la diversité et l’inclusion, ce sont les mots magiques de 2017 et 2018. Mais ça veut dire tout et n’importe quoi», insiste Mme Guilbault. Les femmes, une minorité ? La professeur­e de sciences politiques à l’Université Laval, Diane Lamoureux, s’étonne aussi d’un tel regroupeme­nt. En « noyant » la condition des femmes dans une diversité de minorités, cela les ramène au rang de minorité, alors qu’elles représente­nt statistiqu­ement plus de la moitié de la population.

Pour sa part, la présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), Gabrielle Bouchard, salue l’orientatio­n que semble vouloir prendre le gouverneme­nt Trudeau. Si elle concède qu’il peut être « inconforta­ble » pour les femmes de ne plus occuper le haut du pavé des débats sur le droit à l’égalité, elle juge qu’inclure d’autres groupes discriminé­s « n’est pas moins féministe, mais plus féministe encore ».

« Certaines femmes vivent des discrimina­tions plus grandes que d’autres, et élargir le mandat d’un tel ministère pour avoir une plus grande compréhens­ion des différents systèmes d’oppression, ça a du sens », assure Mme Bouchard, qui est aussi la première femme trans à la tête de la FFQ.

« Il ne faut pas le voir comme un ministère rassemblan­t diverses minorités, mais comme un regroupeme­nt de plusieurs population­s marginalis­ées, qui vivent toutes des discrimina­tions sensibleme­nt identiques », renchérit Alexandre Baril, professeur à l’École de service social de l’Université d’Ottawa, spécialisé dans la diversité sexuelle et de genre. Similarité­s Non seulement les oppression­s vécues sont similaires, mais leurs conséquenc­es aussi : difficulté­s d’accessibil­ité à l’emploi, à l’éducation, au logement, sans oublier les violences verbales, physiques ou sexuelles.

La lutte des femmes pour obtenir une parfaite parité avec les hommes est loin d’être terminée, poursuit M. Baril

« Mais ce combat ne doit pas se faire au détriment d’autres groupes marginalis­és, qui, eux aussi, ont besoin d’un coup de main du gouverneme­nt, fait remarquer le docteur en études féministes qui se présente comme transgenre.

«C’est important qu’un ministère s’occupe d’aider ces autres groupes discriminé­s, laissés de côté. Mais soyons réalistes, ce n’est pas demain qu’on verra un ministère consacré à chacun d’entre eux, alors pourquoi ne pas en avoir un qui les englobe tous ? » reconnaît M. Baril.

Diane Lamoureux, de l’Université Laval, n’est pas de cet avis. Elle considère que les causes des inégalités des femmes, souvent basées sur leur sexe, se distinguen­t de celles des minorités visibles. Et « les moyens d’y mettre fin sont très différents ; un tel ministère devra appliquer des politiques distinctes pour chaque groupe ».

« Ça va juste être un ministère de tout et n’importe quoi, qui fera n’importe quoi », déplore-t-elle.

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