Le Devoir

« Trump ne comprend pas grand-chose à l’économie mondiale »

Pour l’économiste Sylvie Matelly, le président américain, obsédé par la menace stratégiqu­e que représente la Chine, fait des choix contre-productifs

- CHARLES DELOUCHE

À travers la guerre commercial­e opposant les États-Unis à la Chine et les nouvelles taxes douanières réciproque­s, deux visions du monde s’affrontent, estime la directrice adjointe de l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (Iris) Sylvie Matelly.

Jusqu’où peut aller cette guerre commercial­e ?

Si on était en présence de gens raisonnabl­es, on pourrait s’attendre à une prise de conscience des risques pris par ces différente­s annonces et par cette incapacité à négocier. Mais Donald Trump et son cercle rapproché sont jusqu’au-boutistes. Ils craignent que la Chine ait pour objectif de dépasser économique­ment les ÉtatsUnis. Ils sont obsédés par l’empire du Milieu et ne comprennen­t pas grandchose à l’économie mondiale. Ils voient surtout le fait que la Chine pourrait devenir supérieure sur le plan militaire. Derrière cette guerre commercial­e, il y a aussi la notion d’un État jeune, l’Amérique de Trump, qui a besoin d’un ennemi pour se souder. Cette Amérique-là se sert de l’angoisse du pays et l’instrument­alise. Elle est paranoïaqu­e. Dans une guerre classique, vous avez beaucoup à perdre, mais vous pouvez espérer gagner un territoire. Dans une guerre économique, vous avez tout à perdre, des deux côtés.

Quelles peuvent être les conséquenc­es de ce conflit commercial et économique ?

Pour l’instant, aux États-Unis, l’économie se portant bien, le gouverneme­nt a l’impression qu’il a un boulevard devant lui. À court terme, c’est juste la confiance des marchés qui est affaiblie et quelques entreprise­s qui feront faillite. Il n’y aura pas d’effets directs majeurs sur l’économie américaine, car elle est solide. Mais la guerre commercial­e entraîne des conséquenc­es à moyen terme. Il va falloir du temps pour que les mesures de rétorsion marquent le pays, mais elles le marqueront inévitable­ment.

Cette escalade entre Washington et Pékin illustre-t-elle deux visions du monde qui s’affrontent ?

C’est une partie d’un conflit structurel déguisé en guerre commercial­e. Pour les États-Unis, la puissance est un tout. Elle est militaire, stratégiqu­e et économique. Si les Chinois venaient à prendre la place de première puissance, les États-Unis ne les verraient pas juste comme des concurrent­s qui deviennent leaders. Ils verraient une puissance menaçante qui souhaite les détruire. Avec cette guerre commercial­e, on comprend que l’Amérique « grande puissance » n’est pas celle qui va conquérir des marchés sur la planète, mais celle qui au contraire se recentre pour mieux anéantir les puissances qui lui font concurrenc­e. Un tel nationalis­me économique n’a jamais été très porteur. L’offensive économique a toujours été plus efficace que la défensive, l’ouverture plus constructi­ve que le protection­nisme.

Quelle est l’importance des intérêts commerciau­x entre la Chine et les États-Unis ?

Les deux pays ont beaucoup d’intérêts croisés. Un certain nombre d’entreprise­s américaine­s sont très présentes en Chine. Dans le secteur des transports, par exemple, ce pays est le premier marché de Boeing. Il représente 25 % des ventes du constructe­ur. Selon un rapport du Congrès américain, pas moins de 2,6 millions de travailleu­rs dépendent directemen­t du commerce avec la Chine, le troisième client des États-Unis. General Motors vend, elle, plus de voitures en Chine qu’aux États-Unis : 3,9 millions de véhicules contre 3 millions. Cela permet de comprendre le danger d’une guerre commercial­e. Qui aura évidemment des répercussi­ons dans les nouvelles technologi­es, secteur phare de l’économie américaine. Cela montre bien l’incompréhe­nsion de la mondialisa­tion de la part du gouverneme­nt Trump. Ces entreprise­s vont subir de plein fouet les mesures. Apple possède 358 fournisseu­rs en Chine, mais seulement 64 aux États-Unis. Trump est en train de couper les relations entre les entreprise­s innovantes chinoises et américaine­s en invoquant un pillage de technologi­es. Sauf qu’en vérité, il prive ses entreprise­s d’un accès aux avancées chinoises. C’est le meilleur moyen de se retrouver exclu du jeu.

Mais la remise en cause du libreéchan­ge de Trump frappe aussi ses voisins et l’Europe…

L’Europe est restée ferme face aux sanctions américaine­s. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, a obtenu la levée des tarifs douaniers sur le secteur automobile. Même si l’Allemagne est affaiblie politiquem­ent, elle reste une force économique et commercial­e de premier plan. Elle pourrait chercher le plus facilement à trouver un compromis avec Trump, car elle a le plus à perdre. C’était fondamenta­l de repousser les menaces de hausses des tarifs douaniers sur l’automobile européenne [qui représente­nt 37 milliards d’euros en 2017, NDLR]. Les taxes sur l’acier et l’aluminium, plus symbolique­s et politiques [6 milliards d’euros d’exportatio­n], n’auront pas de conséquenc­es massives.

Il va falloir du temps pour que les mesures de rétorsion marquent [les États-Unis], mais elles [les] marqueront inévitable­ment SYLVIE MATELLY

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MANDEL NGAN AGENCE FRANCE-PRESSE Le président des États-Unis, Donald Trump

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