Un voleur ou un héros ?
Dans les épisodes précédents, on a fait connaissance avec Léo Leymarie, journaliste français qui a rassemblé pendant 40 ans des documents sur Maisonneuve, le fondateur de Montréal. On a aussi appris qu’il avait été accusé de vol. Dans ce dernier de quatre épisodes, on apprend sa mort, et on tente de redécouvrir ses documents.
ELéo Leymarie, qui se rendait régulièrement chez les notaires parisiens pour y consulter les actes, repartait avec quelques documents cachés. Il trouvait ensuite des collectionneurs fortunés pour acquérir ces manuscrits uniques, contenant en outre de beaux autographes.
n quelques années, l’image de Léo Leymarie s’est nettement dégradée au Québec. Après avoir été acclamé pour ses découvertes de documents inédits, le journaliste français est devenu infréquentable en recherchant des secrets compromettants sur les héros de la Nouvelle-France. Certains historiens montréalais ne le lui ont pas pardonné et l’ont même dénoncé, le faisant condamner à quatre mois de prison fermes pour vol de documents en 1932. Reste à savoir si cette affaire est un accident de parcours ou une mauvaise habitude du journaliste. L’article de L’Ouest-Éclair qui nous a mis sur la piste évoque des pièces subtilisées au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Ces documents étaient donc certainement liés aux premières amours de Léo Leymarie : les insectes. Alors, si le journaliste a commencé très tôt à voler, peut-être a-til poursuivi sa cleptomanie dans le cadre de sa seconde passion : les archives de la Nouvelle-France. Il faut maintenant identifier les documents disparus.
Localiser tous les manuscrits qui constituent la mémoire de la colonie française d’Amérique du Nord paraît fastidieux, voire impossible. Sauf pour une congrégation religieuse capable de mobiliser des archivistes remplies d’abnégation. La soeur Maria Mondoux est de cette trempe: elle a passé des décennies (jusqu’à sa mort en 1962) à rechercher toutes les pièces concernant Jeanne Mance, l’instigatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal. La religieuse archiviste a en effet participé activement à la constitution de la cause pour faire canoniser celle qui a fondé la ville avec Paul Chomedey de Maisonneuve dès 1642. Dans un des nombreux volumes qu’elle a édités pour le Vatican, soeur Mondoux a réalisé l’inventaire des documents manquants. Toutes ces pièces égarées étaient autant de trous pouvant affaiblir le dossier de Jeanne Mance pour accéder à la sainteté. La religieuse a donc cherché à découvrir le sort de ces manuscrits précieux. C’est l’un d’entre eux qui nous a conduits sur la bonne piste : un acte original du XVIIe siècle signé à Paris.
Recherche de documents
En mai 1650, Jeanne Mance est de retour en France pour consolider la création de Montréal, notamment auprès de ses soutiens financiers. Elle profite de son passage pour régler certains dossiers personnels. Comme elle sait que son destin est désormais au Canada, elle donne procuration à sa soeur Marguerite pour présider à la destinée de ses biens français. Cette lettre est signée devant le notaire Jean Marreau à Paris. La pièce est censée être conservée aux Archives nationales de France avec les actes notariés. Seulement, soeur Maria Mondoux ne la retrouve pas lors d’un séjour parisien en 1949. Elle est inscrite dans le registre, mais absente physiquement du dossier de stockage. La religieuse archiviste mène l’enquête et trouve son nouveau propriétaire, pour le moins inattendu. Il s’agit de William Inglis Morse, un collectionneur passionné d’histoire. Cet homme, qui est né en 1874 en NouvelleÉcosse, s’intéresse particulièrement aux possessions françaises d’Amérique du Nord. À la fin de sa vie, il a donné son immense collection à plusieurs universités aux États-Unis, où il s’est établi. À l’époque, il était difficile de savoir dans quelle université se trouvait la lettre recherchée. C’est ainsi que soeur Mondoux ne verra jamais la lettre originale.
Aujourd’hui, il est possible de consulter cette procuration originale datant de 1650, car elle est conservée précieusement à la bibliothèque de Harvard à Boston. Pour une centaine de dollars, on peut en obtenir une copie numérique. Un cachet au bas du document donne une indication précise sur la source de William Inglis Morse : il indique «Bibliothèque A.-Léo Leymarie ». C’est donc à notre journaliste parisien que le riche Canadien a acheté ce document. Léo Leymarie, qui se rendait régulièrement chez les notaires parisiens pour y consulter les actes, repartait avec quelques documents cachés. Il trouvait ensuite des collectionneurs fortunés pour acquérir ces manuscrits uniques, contenant en outre de beaux autographes. Cette pièce n’est pas la seule à avoir quitté la France de façon illégale. On peut retrouver dans les papiers de William Inglis Morse d’autres manuscrits du genre, dont une lettre précieuse de Charles de Menou d’Aulnay, gouverneur de l’Acadie (1644). La signature du notaire Jean Marreau et le tampon de Léo Leymarie permettent de déduire le circuit de provenance.
Des pratiques douteuses
Le plus surprenant dans cette histoire, c’est que soeur Mondoux connaissait Léo Leymarie. La religieuse archiviste a en effet communiqué avec lui pour obtenir ses notes et documents sur Jeanne Mance, sans connaître ses pratiques douteuses.
Cette correspondance, datant de la Seconde Guerre mondiale, est conservée aux archives des Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph à Montréal. Elle révèle entre les lignes des informations très surprenantes sur la fin de vie de notre chercheur-voleur. On apprend que Léo Leymarie a été arrêté et torturé par les Allemands pour faits de résistance, au tout début de la guerre, en 1941. L’historien Julien Blanc, spécialiste de la période, sait même qu’il a aidé Germaine Tillion et Paul Hauet, deux organisateurs de la guerre souterraine contre les nazis, en devenant faussaire. On se figure un Léo Leymarie en quête de rachat, mettant sa passion coupable des documents au service de la résistance française. Le nouveau héros est mort en juin 1945 des suites de ses blessures. Il sera promu au grade de capitaine à titre posthume.
Léo Leymarie est donc un homme ambivalent, capable de s’illustrer dans des registres aussi variés que les insectes, les découvertes historiques, le recel de documents ou la résistance au nazisme.
Alors, que peut-on retenir de l’oeuvre de cet homme touche-à-tout ? Ses publications sur la Nouvelle-France sont importantes et bien connues. Mais, à défaut de biographie de Maisonneuve, son fonds d’archives conservé à Ottawa peut encore livrer des secrets. Dans les années 1990, c’est dans cet épais stock de documents, géré par Bibliothèque et Archives Canada, que la Société historique de Montréal a trouvé le lieu précis où a été enterré Paul Chomedey de Maisonneuve à Paris. Un peu trop tard sûrement, car la chapelle où il a été inhumé a été rasée de fond en comble dans les années 1930. Une mission archéologique dépêchée sur place en 1994 n’a pu retrouver la tombe du fondateur de Montréal. C’est très dommage, surtout quand on sait que Léo Leymarie avait le projet de la faire extraire pour la renvoyer au Québec. Mais cette initiative datant de 1922 correspond à la période où l’homme est déjà en conflit avec la communauté historique. À cause de sa personnalité sulfureuse, Léo Leymarie a laissé le cercueil de son héros partir en poussière, sous les coups de boutoir des ouvriers et de notre mémoire vacillante.