Le Devoir

Entre rupture et continuité

L’élection à venir signale-t-elle la fin d’un cycle historique ?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N LE DEVOIR

En présentant son nouveau cabinet, Paul Sauvé, éphémère successeur de Maurice Duplessis à l’automne 1959, répéta « Désormais » comme un leitmotiv, histoire de bien marquer une volonté de distance avec le régime du « cheuf ». Le mot finira par résumer sa « révolution des 100 jours », vite suivie par la Révolution tranquille menée par le Parti libéral de Jean Lesage.

Cette semaine, la Coalition avenir Québec a choisi « Maintenant » comme slogan pour la campagne dans laquelle elle part favorite pour l’emporter le 1er octobre. Est-ce trop forcé de rapprocher ces signes ? Après tout, une grande vérité sourd parfois des petites exagératio­ns.

Fait-on face à nouveau à une situation politique de rupture ? Désormais, le Québec est bel et bien divisé entre trois formations et il tient sa première élection à date fixe. Désormais, l’option indépendan­tiste semble balayée sous le tapis et il semble bien possible d’élire un parti autre que le Parti québécois (PQ) ou le Parti libéral du Québec (PLQ) depuis l’Union nationale de Daniel Johnson (père) il y a un demisiècle, formation disparue après ce court sursaut.

Un potentiel transforma­tif

Alors, continuité ou rupture ? Tout dépend de la perspectiv­e courte ou longue adoptée. «Dans un contexte plus immédiat, ce que propose la CAQ comme gestion de l’État ne paraît pas si différent de ce que les libéraux proposent », dit l’essayiste Daniel Jacques, auteur de La fatigue politique du Québec

français (Boréal).

C’est aussi l’option choisie par Thierry Giasson, professeur et chercheur principal du Groupe de recherche en communicat­ion politique de l’Université Laval. «Je n’aime pas trop utiliser ce terme de rupture qui implique vraiment un bouleverse­ment ou un renverseme­nt de l’ordre établi, dit-il. Les forces en présence sont des forces établies. Les candidats, y compris certains de la Coalition avenir Québec, sont très rompus au jeu politique. Le chef lui-même de la CAQ est un politicien de carrière et le doyen de l’Assemblée nationale. »

Très bien, alors quoi ? « Cette élection a un potentiel transforma­tif, poursuit le professeur Giasson. Si les pronostics présentés s’avèrent réellement, si un raz-de-marée caquiste se produit, l’Assemblée sera transformé­e, et de toute manière ça fera longtemps qu’on n’aura pas vu une cohorte aussi importante de nouveaux députés. »

L’idéologie, le programme porté par ces députés va également introduire du renouveau. « La prise de pouvoir de la CAQ nous ferait entrer dans l’ère du gros bon sens, signalerai­t en fait la victoire du contribuab­le sur le citoyen, résume le professeur Giasson avec une formule forte. C’est d’ailleurs, je pense, le discours qu’on va entendre de la part de la Coalition pendant la campagne : on va parler aux électeurs en mobilisant leur identité de contribuab­les, de “payeurs d’impôt et de taxes”, de demandeurs de services face à l’État. »

Ce discours très HEC, lié au management, à la gestion efficace, répond aussi aux attentes d’une population déçue des réformes, frappée par l’austérité, choquée par la corruption.

Une fin de cycle

Seulement, il y a un autre angle à considérer pour proposer un constat de rupture ou de continuité. L’impression de bascule l’emporte par une perspectiv­e plus vaste et plus large.

« On peut probableme­nt parler d’une rupture significat­ive, tranche le philosophe Daniel Jacques. Pas tant parce que le PLQ perdrait le pouvoir. Pas tant non plus parce qu’on aurait un nouveau parti au pouvoir avec la CAQ. Plutôt parce qu’on assiste à un effondreme­nt du vote souveraini­ste qui se prépare depuis un bon bout de temps. On en a eu des signes avant-coureurs avec ce qui est arrivé au Bloc [en 2015] et la défaite de Pauline Marois [en 2014].» Cela établi, le professeur de philosophi­e du cégep Garneau lâche le morceau : « Si les pronostics se réalisent, cette élection va marquer la fin d’un cycle historique », dit-il.

Dans ses livres comme en entrevue, il caractéris­e ce cycle par une volonté d’indépendan­ce politique, mais aussi par « une conception partagée de la liberté » liant les libération­s individuel­les à la grande libération collective. Dans ce cadre, le projet souveraini­ste prolongeai­t la Révolution tranquille (le « Maître chez nous » de Jean Lesage), et c’est aussi cet horizon qui risque de se replier sur lui-même, selon Daniel Jacques.

« Aux yeux d’un grand nombre d’individus, la liberté devient une affaire strictemen­t individuel­le, sans lien avec l’émancipati­on de la collectivi­té. On assiste à la fermeture d’une parenthèse. »

Sursauts nationalis­tes

Il cite alors son auteur de prédilecti­on, Hubert Aquin, qui écrit dans La fatigue culturelle du Canada français (1962) : « La culture canadienne-française, longtemps agonisante, renaît souvent puis agonise de nouveau et vit ainsi une existence de sursauts et d’affaisseme­nts. »

À l’évidence, l’affaisseme­nt de la volonté politique n’exclut pas plein d’aspects positifs de la société québécoise actuelle, qu’un gouffre sépare des années 1960. Daniel Jacques le dit tout de même de manière un peu brutale: « Nous sommes en train de redevenir des Canadiens français. »

De son côté, malgré la parenté des slogans, la politologu­e Catherine Côté, de l’Université de Sherbrooke, n’établit pas de parallèle avec l’époque de Sauvé ou de Johnson père. Encore moins avec celle de Duplessis. À tout prendre, avec l’historien Éric Bédard, elle préfère jeter de longs ponts vers la phase des réformiste­s de Louis-Hippolyte La Fontaine au XIXe siècle plutôt qu’avec l’étape de l’Union nationale du XXe. Le républican­isme des patriotes a alors échoué et les dirigeants ont mis en place un plan B ancré dans le conservati­sme et le fédéralism­e. Ce qui semble se reproduire puisque l’histoire hoquette.

«C’est un ressac, mais le nationalis­me ne meurt pas après 1837-1838, dit la professeur­e Côté. Nous sommes à nouveau là-dedans en nous demandant quelles épingles on peut tirer du jeu. »

On peut probableme­nt parler d’une rupture significat­ive. Pas tant parce que le PLQ perdrait le pouvoir. Pas tant non plus parce qu’on aurait un nouveau parti au pouvoir avec la CAQ. Plutôt parce qu’on assiste à un effondreme­nt du vote souveraini­ste qui se prépare depuis un bon bout de temps. DANIEL JACQUES

 ?? JOSEPH GUIBORT ?? Premier ministre du Québec de septembre 1959 à janvier 1960, Paul Sauvé a fait souffler un vent de renouveau sur le parti de l’Union nationale, créé par Maurice Duplessis.
JOSEPH GUIBORT Premier ministre du Québec de septembre 1959 à janvier 1960, Paul Sauvé a fait souffler un vent de renouveau sur le parti de l’Union nationale, créé par Maurice Duplessis.

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