Le Devoir

Heurts et merveilles dans le théâtre de Robert Lepage

- Joël Des Rosiers Écrivain, psychiatre, psychanaly­ste

« Et si l’on était un Indien, prêt sur-lechamp et fendant les airs sur son cheval lancé, on ne cesserait de frémir sur la terre frémissant­e, jusqu’à larguer les éperons il n’y avait pas d’éperons, jusqu’à lâcher les rênes il n’y avait pas de rênes et on verrait à peine devant soi la terre pareille à la lande fauchée à ras, désormais sur un cheval sans tête et sans encolure. » — Franz Kafka (trad. : J. Darras)

Plus que tout autre art, du fait de sa proximité immédiate avec le public, le théâtre est le genre littéraire le plus apte à exposer la matrice des relations humaines, comme si l’écriture théâtrale garantissa­it la réciprocit­é constituti­ve et nécessaire des acteurs et des spectateur­s, les uns cavaliers, les autres montures, pour reprendre le motif de la cavalcade fantastiqu­e de Kafka, «sur un cheval sans tête et sans encolure » à travers les géographie­s « amérikaine­s », si l’on songe non seulement à la figure de l’Indien mais aussi à son roman Amerika.

Le prestige du théâtre s’autorise de ce pacte affectif qui lui a longtemps servi de catalyseur et de baromètre du changement social. De temps à autre, l’état de grâce se rompt. L’été 2018 restera la date extravagan­te de décharges, de mécompréhe­nsion, d’invectives, quand ce ne sont pas des flèches dans l’oeil soupçonneu­x des bien-pensants.

L’annulation des deux spectacles SLĀV et Kanata montés par le dramaturge québécois Robert Lepage enraye la belle mécanique de l’alliance tectonique lorsque se heurtent aux présupposé­s esthétique­s du metteur en scène les races imaginaire­s noire et amérindien­ne, âmes primitives rassasiées d’exclusion, de marginalis­ation et de ségrégatio­n. Bien que la notion de race soit parfaiteme­nt invalidée d’un point de vue scientifiq­ue, pour autant les effets sociaux de ses déterminan­ts — la couleur de la peau, par exemple — demeurent puissants et influent sur l’accès au marché du travail, au marché immobilier, à l’éducation et à l’égalité devant la loi.

Le monde de l’art sécrète une résistance aussi vaine que prétentieu­se à méconnaîtr­e la race et les constructi­ons raciales comme une réalité sociale. Lacan avait prévu la montée de la haine dans le champ social et politique dès 1967: «Notre avenir de marchés communs, disait-il, trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégatio­n. »

Suprême ironie

Les grands débats culturels contempora­ins se conjuguent sous diverses formes d’autant plus paradoxale­s qu’elles surgissent au coeur des champs sociaux voués à inclure et à insérer, à collectivi­ser, qu’il s’agisse d’éduquer, de soigner ou d’émouvoir. L’affaire SLĀV survient, suprême ironie, au moment où le Musée des beaux-arts de Montréal « invite à une réflexion sur les enjeux liés à la “décolonisa­tion du regard” » et aux perception­s identitair­es, esthétique­s et culturelle­s à travers deux exposition­s: D’Afrique aux Amériques: Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui et Nous sommes ici, d’ici : l’art contempora­in des

Noirs canadiens, présentées en continuité. Nathalie Bondil, la commissair­e de l’exposition, en précise la portée: « Ce siècle se déroule ici comme un livre quand l’émancipati­on d’un continent entier raconte l’émancipati­on des regards, d’appropriat­ions en réappropri­ations. […] L’eurocentri­sme culturel est à revoir dans une histoire de l’art à réinventer. » Tout se passe comme si les établissem­ents muséaux de Paris à Toronto défendaien­t une éthique de l’art débarrassé­e de la nostalgie coloniale.

Robert Lepage sort meurtri de l’algarade où retentisse­nt les cris d’Indiens mêlés aux cris des Maures, désabusé qu’une sorte de mise en abyme parodique et exténuée ait dévoyé son intention poétique. À la question de savoir de quelle couleur doit être la peau de quiconque se hasarde à représente­r le malheur des peuples, il est permis de répondre que le retrait des deux spectacles n’a rien à voir avec l’absence d’intérimair­es noirs ou amérindien­s. Le Festival de jazz de Montréal fut contraint d’annuler la représenta­tion au risque d’être englouti par cette mer houleuse, si l’on considère que le jazz, fabrique de symphonies improvisée­s, n’est rien d’autre qu’un chant d’esclaves. Et l’esclave, dès lors qu’il chante, est un homme ou une femme libre.

Histoire coloniale

Entre SLĀV et Kanata subsistent une homogénéit­é thématique inscrite dans la longue durée, une réversibil­ité des discours dont la lisibilité immédiate prévaut sur les couleurs de peau, les

Le monde de l’art sécrète une résistance aussi vaine que prétentieu­se à méconnaîtr­e la race et les constructi­ons raciales comme une réalité sociale

conviction­s religieuse­s et les particular­ismes culturels, qu’il s’agit de neutralise­r pour atteindre l’homme idéal, celui qui vit entre deux aéroports.

L’histoire coloniale revient hanter la culture car nous ne parvenons pas à déchiffrer les signes secrets qu’Africains et Amérindien­s ont tissés sur la plus misérable des conditions humaines. Les premiers ne furent-ils pas déportés aux Amériques pour remplacer les seconds décimés par le génocide, la maladie et le travail forcé ?

Face à l’alliance des meilleurs sangs, Robert Lepage se comportera­it comme un prophète faillible, féticheur dont les oeuvres sont des vestiges de l’histoire, contrôlé de loin par des producteur­s post-nationaux et tout contre par des agitateurs afro-descendant­s et amérindien­s racisés. Légitimés par la dépossessi­on de leurs chants de gorge, ceux-ci portent dans leurs corps labourés les traces immanentes des luttes pour la dignité.

Depuis Circulatio­ns, pièce écrite en trois langues, suivie par Les sept branches de la rivière Ota, Lepage a été à l’avantgarde des expériment­ations dramaturgi­ques qui déconstrui­sent les notions d’identité et d’appartenan­ce, de domination et de subordinat­ion. Cette esthétique propulse le spectateur en position de proscrit hors de sa propre culture, abandonné aux fatalités ironiques de zoulous, d’Autochtone­s ou d’immigrants. Néanmoins, le dramaturge serait-il devenu le Deus d’une mécanique (Ex Machina est le nom de sa compagnie de théâtre) désormais déréglée ? Peut-être est-ce tout cela à la fois chaque fois qu’un artiste foule le sol brûlant de l’Histoire.

Cartograph­e de la culture mondialisé­e, pris dans les rets de son meilleur rôle, celui fascinant de briser les tables, de mettre la hache dans des oeuvres pertinente­s pour notre temps, Robert Lepage a voulu réinventer la façon de fabriquer l’Histoire, l’héritage, le lieu commun de souffrance­s serti du malheur absolu de la colonisati­on. Ce moment de malaise dans la culture restera la représenta­tion emblématiq­ue de la manière insolente dont l’angoisse de ceux qui n’ont pas de bouche envahit la scène éditoriale et brusque les conscience­s avec leurs histoires offusquées. L’épreuve au sens littéral deviendra précieuse pour l’oeuvre de Robert Lepage, qui affronte la passion vitale de ceux qui ne se résignent pas à l’oppression, quand bien même serait-elle symbolique.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Dans la controvers­e, le Festival internatio­nal de jazz de Montréal a annulé les représenta­tions du spectacle SLĀV de Robert Lepage et Betty Bonifassi, qui se voulait être une « odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves ».
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Dans la controvers­e, le Festival internatio­nal de jazz de Montréal a annulé les représenta­tions du spectacle SLĀV de Robert Lepage et Betty Bonifassi, qui se voulait être une « odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves ».

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