May Telmissany
Aucune guerre n’est inévitable ni nécessaire. Encore moins les guerres civiles. L’Espagne fascisante de Franco, le Liban des conflits sectaires, l’Algérie des années de terreur et, dernièrement, la Syrie sous le joug de la dictature militaire ont vu des conflits intérieurs entre groupes et États armés au cours desquels s’affrontent les représentants des idéologies nationalistes ou religieuses assoiffés de pouvoir et de sang et les forces populaires (armées ou non), entraînées dans une guerre à laquelle elles souhaitent mettre fin.
Dans le cas extrêmement violent de la Syrie, il est facile de perdre ses repères, de passer à côté de l’essentiel. De part et d’autre de la frontière, la raison de guerre triomphe sur la Raison, alors que toute analyse rationnelle et bien informée s’égare dans les méandres du discours, du contrediscours et du mensonge généralisé. La vérité est noyée dans le détail, les oublis sont alimentés par la peur et le déni, le brouillard des revendications légitimes et illégitimes jette sur la réalité un voile opaque, justifie la barbarie et innocente les agresseurs. Dans l’urgence, la réflexion des uns et les analyses des autres deviennent caduques par rapport à la brutalité aveugle qui ne cesse de défaire les vies, déchiqueter les corps, sectionner les villes.
Témoignage
Dans le contexte de la littérature et du cinéma arabes, le témoignage des victimes se transforme souvent en plaidoyer antimilitariste. Les sousgenres «roman de guerre» et «film de guerre» s’épanouissent en marge de la guerre civile au Liban (19751990) avec des auteurs comme Hoda Barakat (La pierre du rire) et Rachid El-Daïf (Cher Monsieur Kawabata) et des cinéastes comme Maroun Bagdadi (Beyrouth ô Beyrouth) et plus récemment Ziad Doueiri (West Beyrouth) et Nadine Labaki (Et maintenant, où on va). Ces artistes témoins se positionnent à la fois comme observateurs et comme enquêteurs pour relater en le dénonçant le fratricide collectif des Libanais.
Dans le contexte syrien, le nom de la romancière Samar Yazbek s’inscrit dans cette même veine. Après Les portes du néant (Stock, 2016), où elle raconte sa propre expérience en zone de guerre entre 2012 et 2013, son dernier roman emprunte en la sublimant la voie du journal intime non linéaire. Dans La marcheuse (Stock, 2018), Yazbek dénonce les horreurs de la guerre du point de vue d’une narratrice muette qui raconte à une personne inconnue son adolescence, la mort tragique de sa mère, la disparition de son frère et sa propre agonie. L’étrange manie de la narratrice, c’est qu’elle ne peut pas arrêter de marcher. Tout comme la Syrie, elle avance dès qu’on la libère et elle demeure courageuse même dans la défaite.
Comme dans toute situation traumatique, le récit de La marcheuse nous touche et nous perturbe. En littérature (mais aussi en peinture, en cinéma, etc.) les récits de guerre témoignent, analysent, dénoncent. L’auteure n’appelle pourtant ni à baisser les armes ni à la désertion. Le temps des Boris Vian est révolu. Par contre, le récit identifie des héros et des perdants, des bourreaux et des victimes, et demeure collé à l’actualité. Il nous dégoûte de la guerre, certes. Mais alors que le témoignage n’arrête jamais une guerre, le rôle du récit demeure celui de combattre l’oubli volontaire, de réveiller les consciences inhibées, et peut-être aussi de célébrer la résilience des survivants.
Résilience
La planète secrète de la narratrice, celle qui lui permet de reprendre ses forces, témoigner du cauchemar et d’espérer s’en sortir, c’est la bibliothèque de son enfance, qui l’aurait formée et initiée à l’écriture et au dessin. C’est aussi la planète colorée du Petit Prince et d’Alice au pays des merveilles, cités et commentés à profusion par la narratrice. Tout près de sa planète, elle assiste au bombardement des hôpitaux, à la torture des prisonniers, aux disparitions et aux meurtres, alors qu’elle est liée par une corde au bras de son frère, à un lit d’hôpital ou aux barreaux d’une fenêtre dans un sous-sol abandonné.
En tout temps, elle garde les yeux grands ouverts, dessine, écrit, communique. Alter ego de l’auteure, la narratrice raconte pour survivre. Alors qu’en arrière-fond du récit, la révolte pacifique des débuts se transforme en conflit armé entre un régime oppresseur et violent et une armée libre qui regroupe les factions nationalistes, laïques et islamistes dont témoigne le récit.
Ainsi, bien que les atrocités de la guerre soient racontées comme une sorte d’hallucination sans fin ou comme un cauchemar sans nom, la narratrice reste résiliente. Elle s’évanouit, dort d’un sommeil profond ou se voit transportée comme une loque ; l’essentiel, c’est de demeurer en vie. Et même si la guerre est irrationnelle, même si certains la croient légitime, sur sa planète, Samar Yazbek continue de marcher contre la mort, contre l’oubli.