Les doyens de notre littérature
L’écrivaine et professeure raconte une vie de voyages et de travail de la pensée
Ils ont tout vu, tout vécu et beaucoup écrit. Le Devoir part pour la dernière fois à la rencontre des doyens de notre littérature — des écrivains de 75 ans et plus — le temps d’une conversation au sujet de leur oeuvre, du temps qui passe et d’un monde qu’ils ont vu se transformer.
Naïm Kattan, sujet du précédent portrait de cette série et ami de tout le monde, nous avait demandé de passer le bonjour à Régine Robin. Chose promise, chose due: madame Robin, Naïm Kattan vous transmet ses chaleureuses salutations.
«Je l’aime bien, Naïm. C’est vrai qu’il ne se fâche jamais avec personne. Il m’a d’ailleurs toujours un peu énervée à cause de ça», raconte sur un ton plus affectueux que réellement agacé la professeure et écrivaine qui, elle, n’est pas exactement l’amie de tout le monde.
Critique souvent très âpre du nationalisme québécois (et du projet souverainiste), l’auteure de La Québécoite rappelait pas plus tard qu’en 2011 dans Nous autres, les autres son attachement pour ce pays relativement jeune qu’est le Canada, un canevas vierge favorisant, à ses yeux, ces croisements et chevauchements identitaires que n’a jamais cessé de chanter son oeuvre. Pas le meilleur moyen de se faire des amis chez les intellectuels de cette province. Y avait-il chez elle un certain plaisir à contredire et contrarier ses compatriotes ?
«Pas vraiment, non. Ça a même été souvent pénible, parce que, comme vous le savez, le débat ici est difficile», confie la dame de 78 ans, arrivée à Montréal depuis la France en 1974. «Il y a ici une très forte tradition du tous-ensemble-on-pense-lamême-chose. Les moutons noirs dans la maison, on n’a pas l’habitude. Alors en plus, quand on n’est pas d’ici, on se traîne une certaine gamelle, pour le dire vulgairement. Un étudiant m’a même déjà reproché de ne pas avoir pris l’accent! En France, le débat est violent, mais au moins on en a l’habitude. »
Pourquoi donc s’échiner à marcher à contresens? «Parce que j’ai quelque chose à dire! Parce que c’est plus fort que moi. Je ne pourrais pas, et je ne veux pas, m’arrêter. Ce serait la mort», explique-t-elle de sa petite voix claire, en reprenant non pas le discours de l’écriture-oxygène, mais de la vie de la pensée qui nourritlavieducorps.«C’esttoutce qui précède l’écriture, le bouillonnement intellectuel, les réflexions, les lectures et les rencontres multiples autour d’un projet, qui entretient une certaine jeunesse. C’est ce qui entretient la vie. »
La flâneuse immobilisée
Peut-on un jour avoir suffisamment parcouru la planète pour voyager, non plus en avion, mais au coeur des souvenirs des villes que nous avons visitées et peuplant notre mémoire? Régine Robin lance la question sur le ton de la boutade, mais elle ne parvient pas à complètement camoufler le deuil à faire. Une grave maladie, dont elle refuse de prononcer le nom, aura considérablement hypothéqué ses deux dernières années et la contraint toujours à se déplacer, lentement, à l’aide d’une canne. Plus question de marcher pendant des heures dans les rues inconnues d’une métropole, comme elle en avait la grisante habitude.
«Je ne sais pas comment la flânerie pourra reprendre, ou si elle pourra peut-être devenir purement imaginaire, étant donné ce que j’ai emmagasiné comme ressources», se demande celle qui racontait en 2009, dans Mégapolis, ses dérives urbaines à New York, Londres, Los Angeles, Buenos Aires et Tokyo, villes parfois épuisantes, mais impossibles à épuiser, dans la mesure où une mégapole se dérobe toujours à nous.
«New York, j’y suis allée tous les ans pendant vingt ans; je ne prétends pas la connaître, mais je peux l’appréhender. Je peux m’y sentir chez moi, même si c’est un sentiment en partie artificiel. Ça prend du temps, connaître une ville: il faut lire beaucoup, marcher beaucoup, rencontrer des gens. Et puis il faut accepter de ne pas y vivre que des moments d’exaltation. Réellement connaître une ville, c’est s’y sentir triste, s’y sentir seule, goûter à sa mélancolie. Il faut avoir eu froid dans une ville pour la connaître.»
Accepter l’inattendu
Régine Robin n’est sans doute pas la seule femme de 78 ans à ne pas être présente sur Facebook, Twitter et Instagram. Son absence des réseaux sociaux étonne néanmoins souvent les anciens étudiants de l’UQAM qu’elle croise, et qui se rappellent comment leur professeure a été parmi les premiers à s’enthousiasmer devant les possibilités du Web, mais aussi à célébrer la réinvention de soi que permet l’écriture. N’est-ce pas précisément ce que facilitent les réseaux sociaux, que de sculpter son identité selon ses désirs ?
«La très grande différence, c’est que l’écrivain, lui, simule. Il n’est pas prisonnier de l’avatar, il joue avec son identité en maîtrisant le processus», observe-t-elle en insistant sur l’autoréflexivité critique indissociable d’une réelle écriture de soi. «Sur les réseaux sociaux, on se trompe à son sujet, par définition, en ne donnant qu’une bonne image de soi, en ne soulignant que les aspects positifs de ce qu’on est. »
Mais la mise à distance permettant un réel regard sur sa petite personne supposerait d’abord que le propriétaire d’un téléphone intelligent se soustraie parfois au torrent de stimuli le douchant quotidiennement.
«Je vois des articles écrits parfois de façon maladroite qui disent : “Les gens ne savent plus s’ennuyer”, et je comprends très bien ce à quoi ils font référence. On ne sait plus être dans le silence. Il faut tout le temps de la musique. Le silence devient terrifiant», regrette la sociologue (et propriétaire d’un téléphone pas intelligent), avant d’évoquer à nouveau le pouvoir de la flânerie. « Flâner, c’est accepter l’inattendu. C’est le contraire des réseaux sociaux, des algorithmes! C’est refuser de chercher un restaurant sur son téléphone. Marchons et nous trouverons bien un boui-boui ! »