Le fiévreux livre de naissances de Clara Dupuis-Morency
Mère d’invention, un premier récit, renvoie dos à dos écriture et maternité
«Le fil menace de décrocher, tout peut foutre le camp, d’une minute à l’autre, pour l’amour du ciel, soyez indulgent avec elle […] », écrit Clara Dupuis-Morency dans un pastiche très logorrhéique des commentaires plus ou moins bienveillants formulés par ses étudiants dans leur évaluation de fin de session, à l’université.
Le fil menace de décrocher, tout peut foutre le camp : reprenons à notre compte ces deux observations, qui collent parfaitement à Mère d’invention, premier livre de cette spécialiste de Proust qui, à l’instar du mangeur de madeleines, aime ses phrases longues, impérieuses, finasseuses et souvent vertigineuses. Mais ne soyons pas indulgents avec elle : c’est précisément parce que tout menace sans cesse de foutre le camp, parce que son auteure risque constamment d’être emportée par ses propres fiévreux paragraphes que ce récit foudroie avec la vigueur d’une vérité complexe enfin mise au jour. Clara Dupuis-Morency exige beaucoup de la littérature, exige beaucoup d’ellemême et exige beaucoup de son lecteur. Elle va «toujours au plus difficile », reconnaît-elle elle-même.
Le nécessaire virus
Test de grossesse positif dans un café de Berlin. Au fond du regard de l’amoureux, c’est d’emblée l’évidence: cet enfant ne naîtra pas. Et c’est d’emblée la capacité réelle de l’écriture de dire le monde qu’interroge Clara Dupuis-Morency avec l’intransigeance de celle qui ne se satisfera pas de formules toutes faites ni de réponses élimées.
Les mensonges d’un réalisme de pacotille que finit toujours par charrier le langage sont un à un démontés: «[M]oi je l’ai su quand j’ai vu, dans ses yeux, que ça n’allait pas être possible. Certains diraient dans l’instant d’une éternité, ou dans la dilatation du temps, dans sa suspension, mais il me faudrait pour dire cela, pouvoir retrouver cette suspension, cette extraction du temps, j’essaie de renfiler ce fragment de temps comme un vêtement trop petit, ça ne s’étire pas, je n’ai plus accès à l’éternité de la fraction de seconde à l’intérieur de laquelle ça a existé […] »
Récit à la fois hermétique (pour qui ne connaît pas le milieu universitaire) et universel dans sa volonté de nommer la vie du corps infléchissant celle de l’esprit, Mère d’invention raconte en deux parties distinctes la maternité modelant une écriture de soi moins impudique qu’opiniâtre dans son refus des faux-fuyants. D’un côté: les mois suivant la grossesse interrompue, durant lesquels la mère s’adresse à l’enfant qui aurait pu être. De l’autre: les mois précédant l’arrivée dans le monde de ses jumelles.
Mais ce livre de naissances, c’est aussi celui de plusieurs colères, de nombreuses digressions sur la douleur de l’accouchement (une risible source d’empowerment), sur les Columbo de la littérature employant le mot autofiction à tort et à travers, ainsi que sur ces «comptables du savoir» qui hantent les établissements d’enseignement supérieur. «Le mépris de tout ce qui est brillant, voilà ce que c’est, l’Université. »
Accouchements pluriels
En son coeur, Mère d’invention scrute donc la question éternelle de la création possible après la maternité. Ce dont accouche l’écrivaine derrière son ordinateur, tout comme le désir d’enfant, répond chez Clara Dupuis-Morency à une même mystérieuse vanité et à une même absolue nécessité.
Christine Angot devient ici l’exemple de la mère écrivaine à célébrer, non pas pour l’orgueil de superhéroïne qu’elle pourrait tirer de son double emploi, mais parce que son écriture «est dans la temporalité d’être une mère, d’être interrompue». «Je ne veux pas être une mère qui est toujours dans ses livres», annonce sa lectrice, «je veux être interrompue, je veux pouvoir être dérangée, je ne veux pas qu’un enfant sente qu’il vit dans un ordre inférieur de réalité, que sa vie est contingente».
L’hommage à la figure indocile de la directrice de thèse, une certaine Catherine derrière laquelle le lecteur perspicace reconnaîtra une importante romancière québécoise, surgit de facto comme un art poétique, comme une profession de foi envers le virus de l’insoumission que peuvent propager le travail de la pensée et l’écriture.
«Le grand écrivain, c’est moi», conclut Catherine Dupuis-Morency — c’est la dernière phrase du livre — en empruntant la voix de l’enfant qui ne sera jamais né. Voilà une bien paradoxale manière de rappeler que l’on écrit toujours avec son corps et ce qu’il porte. Voilà une bien paradoxale manière de dire que la vie précède, et dépasse, la littérature.