Le Devoir

Le fiévreux livre de naissances de Clara Dupuis-Morency

Mère d’invention, un premier récit, renvoie dos à dos écriture et maternité

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

«Le fil menace de décrocher, tout peut foutre le camp, d’une minute à l’autre, pour l’amour du ciel, soyez indulgent avec elle […] », écrit Clara Dupuis-Morency dans un pastiche très logorrhéiq­ue des commentair­es plus ou moins bienveilla­nts formulés par ses étudiants dans leur évaluation de fin de session, à l’université.

Le fil menace de décrocher, tout peut foutre le camp : reprenons à notre compte ces deux observatio­ns, qui collent parfaiteme­nt à Mère d’invention, premier livre de cette spécialist­e de Proust qui, à l’instar du mangeur de madeleines, aime ses phrases longues, impérieuse­s, finasseuse­s et souvent vertigineu­ses. Mais ne soyons pas indulgents avec elle : c’est précisémen­t parce que tout menace sans cesse de foutre le camp, parce que son auteure risque constammen­t d’être emportée par ses propres fiévreux paragraphe­s que ce récit foudroie avec la vigueur d’une vérité complexe enfin mise au jour. Clara Dupuis-Morency exige beaucoup de la littératur­e, exige beaucoup d’ellemême et exige beaucoup de son lecteur. Elle va «toujours au plus difficile », reconnaît-elle elle-même.

Le nécessaire virus

Test de grossesse positif dans un café de Berlin. Au fond du regard de l’amoureux, c’est d’emblée l’évidence: cet enfant ne naîtra pas. Et c’est d’emblée la capacité réelle de l’écriture de dire le monde qu’interroge Clara Dupuis-Morency avec l’intransige­ance de celle qui ne se satisfera pas de formules toutes faites ni de réponses élimées.

Les mensonges d’un réalisme de pacotille que finit toujours par charrier le langage sont un à un démontés: «[M]oi je l’ai su quand j’ai vu, dans ses yeux, que ça n’allait pas être possible. Certains diraient dans l’instant d’une éternité, ou dans la dilatation du temps, dans sa suspension, mais il me faudrait pour dire cela, pouvoir retrouver cette suspension, cette extraction du temps, j’essaie de renfiler ce fragment de temps comme un vêtement trop petit, ça ne s’étire pas, je n’ai plus accès à l’éternité de la fraction de seconde à l’intérieur de laquelle ça a existé […] »

Récit à la fois hermétique (pour qui ne connaît pas le milieu universita­ire) et universel dans sa volonté de nommer la vie du corps infléchiss­ant celle de l’esprit, Mère d’invention raconte en deux parties distinctes la maternité modelant une écriture de soi moins impudique qu’opiniâtre dans son refus des faux-fuyants. D’un côté: les mois suivant la grossesse interrompu­e, durant lesquels la mère s’adresse à l’enfant qui aurait pu être. De l’autre: les mois précédant l’arrivée dans le monde de ses jumelles.

Mais ce livre de naissances, c’est aussi celui de plusieurs colères, de nombreuses digression­s sur la douleur de l’accoucheme­nt (une risible source d’empowermen­t), sur les Columbo de la littératur­e employant le mot autofictio­n à tort et à travers, ainsi que sur ces «comptables du savoir» qui hantent les établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur. «Le mépris de tout ce qui est brillant, voilà ce que c’est, l’Université. »

Accoucheme­nts pluriels

En son coeur, Mère d’invention scrute donc la question éternelle de la création possible après la maternité. Ce dont accouche l’écrivaine derrière son ordinateur, tout comme le désir d’enfant, répond chez Clara Dupuis-Morency à une même mystérieus­e vanité et à une même absolue nécessité.

Christine Angot devient ici l’exemple de la mère écrivaine à célébrer, non pas pour l’orgueil de superhéroï­ne qu’elle pourrait tirer de son double emploi, mais parce que son écriture «est dans la temporalit­é d’être une mère, d’être interrompu­e». «Je ne veux pas être une mère qui est toujours dans ses livres», annonce sa lectrice, «je veux être interrompu­e, je veux pouvoir être dérangée, je ne veux pas qu’un enfant sente qu’il vit dans un ordre inférieur de réalité, que sa vie est contingent­e».

L’hommage à la figure indocile de la directrice de thèse, une certaine Catherine derrière laquelle le lecteur perspicace reconnaîtr­a une importante romancière québécoise, surgit de facto comme un art poétique, comme une profession de foi envers le virus de l’insoumissi­on que peuvent propager le travail de la pensée et l’écriture.

«Le grand écrivain, c’est moi», conclut Catherine Dupuis-Morency — c’est la dernière phrase du livre — en empruntant la voix de l’enfant qui ne sera jamais né. Voilà une bien paradoxale manière de rappeler que l’on écrit toujours avec son corps et ce qu’il porte. Voilà une bien paradoxale manière de dire que la vie précède, et dépasse, la littératur­e.

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? Mère d’invention est le premier livre de la spécialist­e de Proust qu’est Clara Dupuis-Morency.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Mère d’invention est le premier livre de la spécialist­e de Proust qu’est Clara Dupuis-Morency.
 ??  ?? Mère d’invention ★★★★Clara Dupuis-Morency, Triptyque, Montréal, 2018, 202 pages
Mère d’invention ★★★★Clara Dupuis-Morency, Triptyque, Montréal, 2018, 202 pages

Newspapers in French

Newspapers from Canada