Le Devoir

Les métamorpho­ses de Nicole Krauss

Entre réalité et fantastiqu­e, Forêt obscure explore avec brio les questions de l’identité

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Il est difficile, lorsqu’on l’a lue même une seule fois, d’oublier cette phrase lourde de sens tirée du Journal de Franz Kafka : « Qu’ai-je de commun avec les Juifs? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même. »

À 44 ans, l’Américaine Nicole Krauss ne craint ni le vide ni la complexité. Après L’histoire de l’amour (2006) et La grande maison (2011), son quatrième roman — A Man Walks into a Room, le premier, est toujours inédit en français — explore le fardeau que représente le passé, le poids des histoires que l’on se raconte et qui nous constituen­t.

Dans Forêt obscure, une écrivaine qui s’appelle Nicole, une mère de deux enfants en instance de séparation, expériment­e un passage à vide et se demande si elle a toujours quelque chose de commun avec elle-même.

«Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai par une forêt obscure», écrit Dante en ouverture de sa Divine comédie. Entre la crise de la quarantain­e, la panne créatrice et la déroute absolue, la protagonis­te traînera jusqu’en Israël le sentiment d’étrangeté qui l’habite. Obsédée par le Hilton de Tel-Aviv, immense bloc de béton à l’architectu­re «brutaliste» posé en bord de mer, elle décide subitement de quitter Brooklyn.

Là-bas, dans l’appartemen­t de sa soeur à Tel-Aviv, elle envisage de commencer un nouveau roman. Un nouveau roman dans lequel évolue peutêtre Jules Epstein, un sexagénair­e new-yorkais et philanthro­pe qui dilapide sa fortune au gré d’une crise mystique entre deux rencontres étranges dans les couloirs du Hilton. Deux récits que fait s’entrecrois­er avec un certain brio Nicole Krauss.

En coulisses, loin derrière les phrases, il importe peut-être de savoir que Nicole Krauss a longtemps partagé sa vie avec l’écrivain Jonathan Safran Foer, avec qui elle a eu deux enfants. Ils formaient une sorte de golden couple du milieu littéraire new-yorkais.

Mais loin des facilités d’un certain type d’autofictio­n qui se contentera­it d’exposer la rupture ou de sonder le propre désarroi de l’auteure, Forêt obscure nous entraîne vers des sentiers au relief beaucoup plus marqué, parfois même vertigineu­x.

Ainsi, Kafka n’aurait pas vraiment été enterré à Prague en 1924, mort de la tuberculos­e. Comme Jules Epstein, l’auteur de La métamorpho­se a peut-être fini tranquille­ment ses jours à planter des arbres dans le désert du Néguev, heureux comme jamais.

Avec ce livre à la tonalité mélancoliq­ue, Nicole Krauss explore ici en virtuose les questions complexes de l’identité, de l’ambition littéraire, de la judéité, de l’être et du paraître. Jeux de miroirs, faux-semblants, jeux de mains ou de vilains, elle y dessine surtout un puissant dédale narratif qui nous entraîne entre la réalité et le fantastiqu­e. À la fois dense et léger.

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GONI RISKIN À 44 ans, l’Américaine Nicole Krauss ne craint ni le vide ni la complexité.
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Forêt obscure ★★★★Nicole Krauss, traduit de l’anglais par Paule Guivarch, L’Olivier, Paris, 2018, 288 pages

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