Le Devoir

Avenir incertain pour le cannabis médical

À l’aube de la légalisati­on, l’Associatio­n médicale canadienne demande l’abolition du programme de Santé Canada

- CAMILLE MARTEL

En vue de la légalisati­on, l’avenir semble incertain pour les patients qui ont recours au cannabis médical pour apaiser leurs maux. L’Associatio­n médicale canadienne (AMC) demande l’abolition du programme de cannabis médical de Santé Canada et le leader canadien en recherche sur le cannabis médical a quitté le milieu universita­ire pour l’entreprise privée.

« J’ai des ressources ici que je n’avais pas avant », dit d’entrée de jeu le Dr Mark Ware qui était jusqu’à tout récemment professeur à l’Université McGill et spécialist­e en traitement de la douleur. C’est lui qui était à la tête du Registre cannabis Québec et le Consortium canadien pour l’investigat­ion des cannabinoï­des.

Il est désormais directeur médical chez Canopy Growth, un producteur de cannabis basé à Smith Falls en Ontario. Canopy Growth regroupe plusieurs entreprise­s dans le domaine et a participé au financemen­t du Registre cannabis Québec. « J’ai quitté le milieu universita­ire parce que je voulais pouvoir mener mes recherches plus efficaceme­nt, avec un soutien financier plus important et qui n’est pas seulement dépendant de mes publicatio­ns ou de mes résultats de recherche », expliquet-il en soulignant que son objectif est de développer un médicament à base de cannabis qui sera offert en pharmacie, et ce, le plus tôt possible.

Mettre fin à la discussion

L’Associatio­n médicale canadienne exerce beaucoup de pression pour se dissocier du programme de cannabis médical du Canada et ses dérivés, comme le Registre cannabis Québec, depuis ses débuts. Elle se dit préoccupée par le manque de recherche clinique, d’orientatio­n et de surveillan­ce réglementa­ire à l’égard de la prescripti­on de cannabis. «C’est pourquoi la grande majorité des médecins du Canada ne se sentent pas à l’aise d’en autoriser la consommati­on ou de le recommande­r pour des raisons cliniques précises», indique une porte-parole par courriel.

Si le programme de cannabis médical de Santé Canada est abandonné, comme le veut l’AMC, cela ferait en sorte que tous les produits du cannabis seraient considérés comme étant à usage récréatif. Ainsi, les médecins ne seraient plus des prescripte­urs de cannabis et arrêteraie­nt donc de conseiller leurs patients sur les traitement­s basés sur celui-ci.

Les quelque 300 000 patients qui en consomment se retrouvera­ient donc sans suivi médical et devraient naviguer eux-mêmes dans le marché du cannabis à usage récréatif, et ce, jusqu’à ce que des médicament­s pharmaceut­iques à base de cannabis voient le jour.

«C’est une erreur», déplore Mark Ware. « Je crois que les médecins doivent demeurer dans la conversati­on et encore plus dans le contexte de la légalisati­on, car les patients auront accès [au cannabis] très facilement. » Selon lui, la réticence des médecins s’explique par le fait qu’ils sont encore très «mal à l’aise» avec le cannabis. «Le plus gros problème, je crois, c’est le fait qu’on en parle pas du tout dans les cours de médecine, même aujourd’hui. On ne leur dit pas comment ces molécules interagiss­ent avec le système endocannab­inoïde, par exemple. Il y a un écart énorme à rattraper », dit-il, en ajoutant que, jusqu’à présent, le cannabis a surtout été étudié pour ces effets néfastes sur la santé, comme les psychoses chez les jeunes, plutôt que ses bienfaits.

Les cannabinoï­des — les molécules des plantes de cannabis et de chanvre — font l’objet d’études scientifiq­ues depuis plusieurs années pour traiter à terme un nombre impression­nant de pathologie­s, comme la douleur chronique, l’épilepsie, l’anxiété, la dépression, pour soulager les effets secondaire­s provoqués par la chimiothér­apie et pour apaiser les patients qui souffrent de la sclérose en plaques.

Le problème avec le cannabis, dit Mark Ware, c’est qu’il y a une multitude de molécules à tester. «Quand vous faites l’essai d’un médicament, vous avez seulement une molécule à tester, mais dans le cas du cannabis il y en a au moins 100. » De plus, les plants de cannabis sont difficiles à cloner. La génétique ne fait pas tout, il faut aussi que les conditions de croissance, comme le sol et l’humidité, soient identiques pour reproduire une plante similaire.

Des voix contraires

« On soutien tout à fait le programme de cannabis médical», affirme Allan Rewak, directeur général du Conseil du cannabis canadien, le regroupeme­nt commercial des producteur­s autorisés de cannabis médical du Canada en vertu du Règlement sur l’accès au cannabis à des fins médicales (RACFM) de Santé Canada.

Le cannabis médical est « différent » du cannabis destiné à l’usage récréatif. «Ces deux produits proviennen­t de la même plante, mais ont des usages différents », explique-t-il. La position de l’AMC inquiète plusieurs patients, dit M. Rewak. « Ils se demandent s’il y aura toujours des produits qui leur seront destinés et si la recherche va se poursuivre. »

Selon lui, il est important que des études cliniques soient faites et que les médecins puissent faire le suivi avec leurs patients. « Je ne suis pas en train de dire que le cannabis c’est la panacée, mais il faut être lucide. Dans plusieurs cas, le cannabis aide considérab­lement des patients atteints de maladies graves, pour lesquelles on prescrit des opioïdes et des benzodiazé­pines à la tonne et ces médicament­s font des ravages dans la population. »

L’Associatio­n des infirmière­s et infirmiers du Canada (AIIC) estime elle aussi que l’AMC ne va pas dans la bonne direction. « Sans la distinctio­n entre les deux types de cannabis, la production de ce produit sera uniquement fondée sur la demande des consommate­urs. Le cannabis sera, dans ce cas, largement destiné à des fins « récréative­s». Le cannabis médical diffère grandement du cannabis non médical. Le produit utilisé à des fins médicales a été élaboré avec moins de tetrahydro­cannabidin­ol (THC) et a une concentrat­ion de cannabidio­l plus élevée pour traiter des cas particulie­rs de manière appropriée », explique Karey Shuhendler, responsabl­e de programmes et politiques publiques de l’AIIC.

L’associatio­n craint qu’un système où le cannabis est simplement légalisé — sans volet médical — fasse en sorte que les patients seront aux prises avec un fardeau financier supplément­aire si les assurances ne couvrent pas leurs médicament­s à base de cannabis. De plus, elle réitère la nécessité pour les médecins d’assurer un suivi clinique avec les patients qui consomment du cannabis. « Ce suivi clinique permet d’évaluer l’effet thérapeuti­que, les effets secondaire­s et les interactio­ns médicament­euses. »

Des associatio­ns de patients, comme l’Associatio­n québécoise de l’épilepsie, surveillen­t de près la recherche dans le domaine du cannabis médical. « Nos membres nous posent beaucoup de questions là-dessus », indique la présidente-directrice générale, France Picard. Beaucoup d’épileptiqu­es attendent impatiemme­nt les conclusion­s des recherches sur le cannabis médical à cet effet. « On est prudent avec ça. On attend d’avoir des preuves scientifiq­ues, donc c’est certain qu’on veut que la recherche se poursuive, légalisati­on ou pas », dit-elle. « On fait attention avec ça, poursuit-elle. On ne fait pas beaucoup de promotion làdessus, car on ne veut pas que nos membres en prennent sans savoir, mais on suit ça de près. »

Santé Canada compte pour le moment maintenir le programme de cannabis médical distinct de celui du cannabis destiné à l’usage récréatif, mais compte réévaluer cette décision cinq ans après la légalisati­on. Toutefois, la décision définitive sera rendue seulement le 17 octobre prochain.

Les quelque 300 000 patients qui en consomment se retrouvera­ient donc sans suivi médical et devraient naviguer eux-mêmes dans le marché du cannabis à usage récréatif, et ce, jusqu’à ce que des médicament­s pharmaceut­iques à base de cannabis voient le jour

 ?? SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE ?? Canopy Growth, un producteur basé en Ontario, regroupe plusieurs entreprise­s dans le domaine du cannabis et a participé au financemen­t du Registre cannabis Québec. L’entreprise est désormais le plus gros producteur de cannabis au monde.
SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE Canopy Growth, un producteur basé en Ontario, regroupe plusieurs entreprise­s dans le domaine du cannabis et a participé au financemen­t du Registre cannabis Québec. L’entreprise est désormais le plus gros producteur de cannabis au monde.

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