Le Devoir

La voix du regard

- CHRISTIAN DESMEULES

Le nouveau roman de Jérôme Ferrari, À son image, plonge le lecteur dans l’ambiguïté de la photograph­ie le confrontan­t à l’arme à deux tranchants des images, qui, tout en conscienti­sant le public, risquent aussi, à la longue, de l’immuniser contre la laideur du monde.

« Je pense que c’est une ambiguïté fondamenta­le, reconnaît l’écrivain. C’est même ce qui rend les choses si intéressan­tes. Je n’ai pas la solution pour sortir de cette ambiguïté. Le problème se pose de manière plus générale avec toutes les formes de représenta­tion, mais comme la photograph­ie est le mode de représenta­tion le plus direct et le plus immédiat, le problème se pose encore plus avec elle. »

À son image, le huitième roman de Ferrari, Prix Goncourt en 2012 pour Le sermon sur la chute de Rome, raconte le destin d’ Antonia, une ex-photojourn­aliste désabusée convertie en photograph­e de mariage, qui trouve la mort dès les premières pages du roman lorsque sa voiture plonge accidentel­lement dans un ravin, en Corse.

Dans À son image, l’écrivain français Jérôme Ferrari explore les enjeux moraux de la photograph­ie de guerre

Si la photograph­ie, par essence, absorbe les traces du réel, la littératur­e en est bien souvent elle aussi imprégnée. Ainsi, À son image se nourrit au passage de certains événements qui ont pourri l’atmosphère en Corse au cours des années 1990.

Comme à rebours, le roman retrace quelques épisodes de sa vie. Son adolescenc­e, son histoire d’amour avec le membre d’un groupe de militants autonomist­es corses qui fera de la prison avant de périr assassiné. Sa découverte de la photograph­ie, puis sa fréquentat­ion jusqu’au dégoût de multiples foyers de guerre à titre de photojourn­aliste (l’ex-Yougoslavi­e, l’Irak), devenue « lasse de passer d’une scène de crime à l’autre pour tenir la comptabili­té des morts ».

Dans le sillage de la disparitio­n de la jeune femme, À son image examine le fardeau moral de son parrain, un prêtre catholique qui lui avait offert son tout premier appareil photo lorsqu’elle avait 14 ans, et à qui il reviendra de célébrer son office funèbre. En nous dévoilant ce que le personnage du prêtre dans le roman appelle « le péché du monde », c’est le pouvoir d’esthétisat­ion de l’horreur de la photograph­ie de guerre que Ferrari met en lumière. Joint par téléphone en Corse, où il vit et enseigne la philosophi­e dans un lycée de Bastia, Jérôme Ferrari raconte que ce nouveau roman trouve une part de son origine dans À fendre le coeur le plus dur (Inculte, 2015), un texte écrit à quatre mains avec Olivier Rohe, dans lequel les deux écrivains se livraient à une réflexion commune sur la représenta­tion de la guerre. Un thème central dans l’oeuvre de chacun.

« J’avais envie de continuer sur ce sujet, mais dans une forme fictionnel­le », explique le romancier, qui entretient un rapport assez ancien avec la photograph­ie de guerre. Il fait d’ailleurs revivre dans le roman, à coups de vignettes qui s’intercalen­t avec l’histoire principale, des épisodes à moitié fictifs de la vie de deux précurseur­s de la photograph­ie de guerre au début du XXe siècle, Gaston Chérau et Rista Marjanovic.

Des risques de l’anesthésie

Une photograph­ie en particulie­r a marqué Jérôme Ferrari. Un cliché du photojourn­aliste américain Ron Haviv où on aperçoit, quelque part en Bosnie, le soldat d’une milice paramilita­ire serbe prendre son élan avant de donner un coup de pied aux cadavres de trois civils qui venaient d’être abattus. Sans surprise, la photo est devenue célèbre.

Tout comme l’a été, rappelle le romancier, celle du cadavre d’Aylan Kurdi, ce Syrien de trois ans mort noyé et retrouvé sur une plage grecque après le naufrage d’une embarcatio­n de migrants. « Mais chaque fois, on voit que la force indéniable de la photo ne débouche sur rien. Les gens sont tristes, puis ils passent à autre chose cinq minutes après. Moi compris, d’ailleurs, ajoutet-il. Je ne vois pas de photos prises dans les trente dernières années qui aient retourné l’opinion publique au sujet d’un conflit. »

Si la photograph­ie, par essence, absorbe les traces du réel, la littératur­e en est bien souvent elle aussi imprégnée. Ainsi, À son image se nourrit au passage de certains événements qui ont pourri l’atmosphère en Corse au cours des années 1990, les violentes luttes fratricide­s qui ont déchiré les milieux autonomist­es.

« Cette période de conflit entre les deux branches du mouvement nationalis­te reste pour moi, ajoute-t-il, une faute ineffaçabl­e que je n’ai pas du tout vécue comme un jeu puéril, contrairem­ent au regard que porte le personnage d’Antonia sur ces événements. »

Le climat dans l’île a totalement changé, explique l’écrivain né à Paris en 1968. « Depuis quelques années, il n’existe plus de mouvement clandestin. Et la région est dirigée par les nationalis­tes, qui sont rentrés dans le jeu des élections. Ce qui n’était pas du tout le cas dans les années 1980 et 1990. J’ai situé le roman dans une période de bascule des choses. » Une période qu’il connaît bien pour l’avoir vécue de l’intérieur, pour ainsi dire, ayant brièvement travaillé comme journalist­e dans le journal d’une des deux branches du mouvement.

Un moment de « désillusio­n définitive », résume-t-il, qui lui a permis de voir comment les choses pouvaient mal tourner pour des raisons parfois complèteme­nt futiles.

« Je suis à peu près convaincu, poursuit Jérôme Ferrari, que, dans toutes les activités humaines, même les plus tragiques, il y a toujours un côté grotesque. »

À son image

Jérôme Ferrari, Actes Sud, Paris, 2018, 224 pages

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