Le Devoir

Poursuivre le Conseil de presse ?

- PIERRE TRUDEL

On apprenait la semaine dernière que Le

Journal de Montréal et le Groupe TVA entreprenn­ent une action judiciaire contre le Conseil de presse du Québec. Ces entreprise­s, qui ne sont pas membres du Conseil de presse, lui reprochent de porter atteinte à leur réputation. Elles veulent que le Conseil cesse de rendre des décisions à leur égard. Dans ses décisions à la suite de plaintes qui lui sont adressées, le Conseil de presse exprime des avis sur la façon dont ces médias effectuent leur travail. Les tribunaux auront à déterminer si les propos du Conseil de presse à l’égard de ces médias ont un caractère fautif au regard de la loi. Mais ces actions donnent à réfléchir sur le statut et le rôle du Conseil de presse.

Le Conseil n’est pas un tribunal

Certains peuvent être surpris que le Conseil de presse puisse faire l’objet d’actions judiciaire­s pour les décisions qu’il a rendues. C’est que, sur le plan juridique, le statut du Conseil de presse est celui d’un organisme sans but lucratif. Le Conseil a le même statut qu’un club de golf ou une associatio­n de promotion de la pratique du judo. À la différence de ce qui prévaut pour un tribunal, lorsque le Conseil publie un jugement ou exprime un blâme à l’endroit d’une personne, ses propos ne bénéficien­t pas d’une immunité. Ils peuvent être reconnus fautifs au même titre que tout autre propos diffusé dans l’espace public.

Contrairem­ent à un tribunal, le Conseil de presse ne peut forcer qui que ce soit à répondre à ses demandes. Les lois n’obligent pas les médias à y adhérer. Lorsque le Conseil étudie une plainte à l’égard d’un média ou d’un journalist­e, il a le même statut que toute autre personne qui enquête ou exprime une opinion au sujet d’une autre personne ou d’une entreprise.

Par-delà le statut juridique de l’organisme, l’existence de telles poursuites judiciaire­s met en lumière des enjeux fondamenta­ux de la régulation des médias. Alors qu’il a été institué principale­ment pour assurer que les médias rendent compte de leurs actions, le Conseil semble s’être peu à peu métamorpho­sé en une sorte de tribunal de la rectitude déontologi­que. Tenant souvent pour acquis qu’il n’y a qu’une seule façon de faire du « bon » journalism­e, le Conseil tend à imposer les mêmes critères déontologi­ques à tous les médias, sans égard aux valeurs qui leur sont propres. Par exemple, les valeurs d’un média comme Le Devoir peuvent être différente­s de celles qui animent d’autres médias. En contexte démocratiq­ue, cela paraît inhérent à l’idée même de pluralisme de l’informatio­n. Juger les comporteme­nts d’un média en fonction de normes auxquelles celui-ci n’adhère pas peut constituer un processus arbitraire.

Normes déontologi­ques et normes juridiques

Il y a une distinctio­n majeure entre les normes déontologi­ques et la Loi. L’éthique et la déontologi­e peuvent impliquer des limites. Mais ces limites sont consenties par les médias ou les journalist­es. Dans une société comme la nôtre, qui garantit la liberté de presse, les limites obligatoir­es imposées aux médias ne peuvent découler que de la loi. Par contre, la déontologi­e peut différer d’un milieu journalist­ique à l’autre. Imposer une vision déontologi­que à un média qui n’y adhère pas est donc difficilem­ent conciliabl­e avec la liberté de presse.

Certes, les énoncés à caractère déontologi­que peuvent être des indicateur­s de la conduite correcte au regard de la loi, mais ils ne sont pas impératifs comme le sont les dispositio­ns des lois. Dans les sociétés démocratiq­ues, il coexiste une pluralité de conception­s à l’égard des valeurs et de leur importance par rapport aux autres valeurs. Par exemple, certains pourront adhérer à une vision du monde qui accorde un poids plus important à la protection de la réputation des personnes, même si cela peut impliquer de taire certaines informatio­ns. L’inverse est aussi possible : d’aucuns peuvent estimer que certains faits et gestes méritent d’être dénoncés même si cela peut au passage écorcher quelques sensibilit­és.

Lorsque le Conseil de presse prétend appliquer les mêmes normes à tous les médias et donner à ces normes la même portée, il risque de méconnaîtr­e la diversité des différents médias. Cela accroît la possibilit­é que les médias dont le comporteme­nt est l’objet de ses regards critiques estiment qu’ils sont victimes de dénigremen­t ou d’atteintes fautives à leur réputation.

Même si sa mission est d’être un « tribunal d’honneur » des médias, le Conseil de presse ne possède ni les moyens ni les attributs des tribunaux. Dès lors qu’il s’avise de porter un jugement sur des entreprise­s ou des personnes qui ne souscriven­t pas aux valeurs qu’il a entrepris de promouvoir, il risque de devoir répondre de ses propos devant les (vrais) tribunaux. Ceux-ci auront alors à déterminer si les évaluation­s, jugements et opinions exprimés par le Conseil ont ou non un caractère fautif au regard de la loi.

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