Le Devoir

Le règne du queer

- FRANCINE PELLETIER

Dans un café hyperfréqu­enté du centrevill­e, il y a un jeune barista queer qui, personnell­ement, me fascine. D’abord, ce n’est pas donné à tout le monde de transgress­er les contrainte­s du genre avec élégance, mais lui (ou elle) réussit l’exploit avec brio, une perruque blonde surplomban­t un corps élancé qui suinte la féminité et la masculinit­é en parts à peu près égales. Il s’agit de le (ou la) contempler pour comprendre que la régimentat­ion sexuelle, celle qui dicte qu’un homme ressemble à X et une femme à Y, est chose du passé. Aujourd’hui, on reconnaît qu’il n’y a pas d’hommes ou de femmes à 100 %, que tout se décline sur un continuum, ouvrant la porte à une gamme de représenta­tions transgenre­s. Et c’est tant mieux. L’identité, sexuelle ou autre, est chose trop épineuse pour ne pas être régulièrem­ent remise en question.

La notion de queer est à ce point passée dans les moeurs qu’on l’invoque d’ailleurs en politique. À l’aube des prochaines élections, nombreux sont ceux qui, à l’instar d’Alexandre Taillefer, se déclarerai­ent « queers politiques », c’est-à-dire ni tout à fait dans un camp, ni tout à fait dans l’autre. La fluidité des genres semble devenir la nouvelle règle.

J’aborde la question parce que l’idée que le sexe ne se limite pas à deux avenues exclusives, mais pourrait bien comporter une troisième option, quelque part entre le masculin et le féminin, est proprement révolution­naire. Il y a encore 25 ans, à peu près personne n’aurait cru à cette possibilit­é. La notion, d’ailleurs, n’est pas si facile à admettre : toute l’évolution humaine repose sur la complément­arité de deux sexes opposés. Et pourtant, malgré ce changement monstre de paradigme, il y a eu très peu de débats publics sur la question queer (des débats universita­ires, oui, mais des débats qui concernent tout le monde, non), très peu de questions posées sur l’empresseme­nt de certains transgenre­s à subir d’importante­s chirurgies ou encore sur les décisions fédérales en la matière.

Depuis un an, par exemple, il est possible de cocher « Autre » dans la case « Sexe » de son passeport. Changement qui n’a guère été discuté, pas plus que les directives de Services Canada en mai dernier avisant le personnel d’éviter les termes « père et mère », pour leur préférer le mot « parent » à la place. On n’a rien dit non plus lorsqu’une femme transgenre, Gabrielle Bouchard, a été nommée à la tête de la Fédération des femmes du Québec en décembre 2017. C’est délicat, bien sûr. En plus de ne pas vouloir barrer la route au « progrès », on touche ici à des décisions très personnell­es, dont celle de changer carrément de sexe. Cela dit, je sais pertinemme­nt que cette décision a causé bien des malaises, et sans doute en cause encore. Il faudrait pouvoir discuter de ces appréhensi­ons sans être taxé d’homophobe ou de réactionna­ire.Il faudrait pouvoir discuter de ces appréhensi­ons sans être traité d’homophobe ou de réactionna­ire.

Toute l’évolution humaine repose sur la complément­arité de deux sexes opposés. Et pourtant, il y a eu très peu de débats publics sur la question queer.

La question de fond que pose l’élection d’une transgenre à la tête de la FFQ est la même, selon moi, que celle qui surgit à l’annonce d’un nouveau ministère de « toutes les minorités ». Le gouverneme­nt fédéral (encore lui) songe à élargir le mandat de la Condition féminine pour inclure d’autres groupes minoritair­es. Il ne s’agirait plus seulement de combattre le sexisme, en d’autres mots, mais également le racisme et l’homophobie. Des porte-parole féministes ont souligné, à juste titre, qu’on risquait ainsi de noyer le poisson. Mais peut-être est-il temps d’ajouter que la lutte des femmes et celle pour « l’identité des genres » ne sont vraiment pas le même combat ?

La lutte des femmes est d’abord et avant tout collective. Les femmes qui ont tracé la voie ne l’ont pas fait pour leur bienêtre personnel mais pour changer les structures sociales qui ont longtemps maintenu la moitié de l’humanité en bas de l’échelle. Le combat de l’identité des genres, bien que dernier dans la longue liste des droits homosexuel­s (LBGTQ), est éminemment personnel. On cherche à se réconcilie­r avec soimême, jusqu’à changer de corps s’il le faut. Ce n’est pas quelque chose qui cherche à ébranler les bases sociales — après tout, on parle ici de moins de 1 % de la population —, mais plutôt à élargir les perception­s sexuelles.

Je n’ai jamais, bien sûr, connu l’angoisse de vivre dans un corps qui ne répond (absolument) pas à qui je suis. Je ne peux qu’imaginer la détresse. Ou celle de se rendre à l’autre bout de la nuit, d’adopter un autre corps, seulement pour se rendre compte qu’on était mieux avant. On commence tout juste à entendre parler de ces « transition­s » qui ont mal tourné, laissant deviner le manque de discussion­s criant à ce sujet.

La question de l’identité sexuelle est une question fondamenta­le de ce début de siècle. Encore faudrait-il la traiter avec plus de rigueur et de transparen­ce.

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