Le Devoir

Trump a mis Ottawa dans une position précaire

- Rodrigue Tremblay Économiste, professeur émérite de l’Université de Montréal et ancien ministre

Tout indique que le gouverneme­nt de Justin Trudeau s’est peinturé dans un coin avec sa stratégie de renégociat­ion de l’Accord de libre-échange nordaméric­ain (ALENA), conclu en 1994 entre les États-Unis, le Mexique et le Canada.

D’entrée de jeu, le premier ministre canadien s’était rendu au Mexique et avait, de toute évidence, conclu un pacte avec le président mexicain pour que tout accord final implique les trois pays. Ceci afin d’éviter que le gouverneme­nt de Donald Trump puisse faire jouer à fond sa position dominante et conclure séparément des négociatio­ns bilatérale­s avec chacun des deux autres pays.

Avec l’annonce du lundi 27 août, cependant, il semble bien que la stratégie de Trump de « diviser pour régner » ait bien fonctionné et que le Mexique ait effectivem­ent laissé tomber le Canada pour conclure une entente séparée avec les États-Unis. Dans cette dernière, le Mexique a fait de grandes concession­s aux États-Unis concernant le commerce des médicament­s et en matière de propriété intellectu­elle, en plus d’avoir accepté des contingent­ements dans ses exportatio­ns d’acier et d’aluminium vers les États-Unis.

Comme si cela n’était pas suffisant, le gouverneme­nt canadien et son équipe de négociateu­rs, dirigée par Chrystia Freeland, après cinq semaines d’absence des négociatio­ns États-Unis– Mexique et aucune négociatio­n trilatéral­e depuis le mois de mai, ont maintenant devant eux une propositio­n des États-Unis qui n’est ni plus ni moins qu’une propositio­n « à prendre ou à laisser », et cela, dans un échéancier de seulement quelques jours. Sinon, le gouverneme­nt Trump imposera des tarifs douaniers aux automobile­s assemblées au Canada et exportées aux États-Unis.

Ainsi, le bluff de Donald Trump, consistant à dire qu’il va déchirer l’accord s’il n’obtient pas ce qu’il veut, pourrait bien avoir fonctionné. En effet, dès le début des négociatio­ns de reconducti­on de l’ALENA, en août 2017, la stratégie américaine a été claire: faire des menaces de résiliatio­n de l’accord ; faire des demandes ridicules ou politiquem­ent inacceptab­les pour le Canada, comme celle de renégocier l’entente commercial­e tous les cinq ans ou celle d’abolir le système canadien de gestion de l’offre de certaines production­s agricoles. Le tout afin d’exiger en définitive ce que le gouverneme­nt de Donald Trump a toujours voulu, en toute priorité, soit l’abolition du système d’arbitrage bilatéral (chap. 19), lequel permet au Canada de contester les mesures américaine­s unilatéral­es d’antidumpin­g et d’antisubven­tions industriel­les, en plus de renforcer la position dominante des ÉtatsUnis dans le domaine des médicament­s et de la propriété intellectu­elle.

Une exigence centrale

Je rappelle que le négociateu­r canadien de l’accord initial, Simon Reisman, avait déclaré que, sans l’établissem­ent de groupes spéciaux binationau­x d’arbitrage pour éviter les mesures discrimina­toires et unilatéral­es d’entraves au commerce, une telle entente ne valait pas plus qu’un crachoir bien rempli.

Or l’entente que les gouverneme­nts américain et mexicain viennent de conclure laisse tomber, selon toute vraisembla­nce, cette exigence centrale du Canada.

Il faut dire qu’en 1988 avec l’Accord de libre-échange (ALE) et en 1994 avec l’ALENA, le Canada a fait d’énormes concession­s aux États-Unis en acceptant, pratiqueme­nt, d’exempter les prises de contrôle et les investisse­ments américains au Canada de la procédure de révision de ces investisse­ments en fonction des besoins canadiens en matière de politique industriel­le. C’est ce que le chapitre 11 de l’ALENA consacre.

En effet, en vertu de ce chapitre crucial, les entreprise­s américaine­s peuvent entamer des poursuites contre le gouverneme­nt canadien si elles s’estiment lésées par des politiques ou ré- glementati­ons canadienne­s, fédérales ou provincial­es, et demander réparation. Or le Canada a été beaucoup plus souvent que le Mexique ou les États-Unis la cible de poursuites d’entreprise­s en vertu de ce chapitre 11. On estime, en effet, que le montant des dommages-intérêts versés aux entreprise­s en vertu du chapitre 11 a coûté jusqu’à maintenant 314 millions de dollars au Canada.

On aurait pensé que les négociateu­rs canadiens auraient rétorqué aux Américains que, s’ils souhaitaie­nt abolir les dispositio­ns du chapitre 19, il faudrait aussi abolir celles du chapitre 11.

Les contre-propositio­ns du gouverneme­nt Trudeau ont davantage porté sur de nouvelles règles à inclure dans un nouvel accord en matière de protection de l’environnem­ent, des lois du travail, de l’égalité des sexes et des droits des Autochtone­s, toutes des mesures difficiles à faire respecter, si jamais elles avaient été adoptées.

Le gouverneme­nt canadien se retrouve présenteme­nt dans une position de grande faiblesse face au gouverneme­nt de Donald Trump. Il ne peut plus facilement remettre en cause des dispositio­ns qui lui déplaisent dans l’entente bilatérale Mexique–États-Unis. Ses choix se sont sérieuseme­nt réduits, c’est-à-dire qu’il peut désormais soit faire des concession­s substantie­lles contraires à l’intérêt du Canada, soit refuser d’entériner l’accord qu’on le presse par ailleurs d’approuver. Dans les deux cas, les coûts pour le Canada seront élevés.

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SAUL LOEB AGENCE FRANCE-PRESSE Donald Trump et Justin Trudeau lors du sommet du G7 à La Malbaie, en juin dernier

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