Le Devoir

Petite fin du monde aoûtée. La chronique de Josée Blanchette.

On vous fait rejouer la bande-annonce ?

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo

Ils sont nombreux, ces idéalistes déçus, à « savoir » et à se sentir seuls parmi une foule d’indifféren­ts. Il faut les comprendre, ces chantres verts, cela fait des années, voire des décennies, qu’ils s’époumonent en vain. Certains me confiaient même ceci : « Il ne faut pas dire aux gens que c’est foutu, sinon ils ne feront plus rien. » Et ils n’ont rien fait de toute façon. Non, c’est pas vrai. Les gens ne sont pas fous. Ils ont changé les pailles en plastique contre celles en inox. Je les ai essayées cet été. Du vrai progrès.

Dans l’angle mort de la vérité et de la poutre dans l’oeil, le désormais ex-ministre de la Transition écologique sous Macron, Nicolas Hulot, a divorcé du gouverneme­nt devant une Léa Salamé « scotchée », sur France Inter mardi matin.

Pour une transition écologique, ce fut brutal, mais prévisible. Les purs ne courent pas les rues.

Pour une rare fois, nous observions un politicien se vider le coeur et interpelle­r le bon peuple en partageant son sentiment de solitude. Tu ne peux pas fomenter ta petite révolution dans ton coin, sans des appuis majeurs, et pas seulement politiques: «Je n’ai personne pour me défendre. Nous faisons des petits pas. Est-ce que les petits pas suffisent ? Non. Est-ce que nous avons commencé à réduire les GES ? La réponse est non. »

Hulot n’est pas seul à être devenu écocynique ou éco-désespéré, à perdre la foi (ses mots), même si on lui reproche sa collection personnell­e de moteurs à pistons. Je pense à Harvey Mead, ancien commissair­e au développem­ent durable — son dernier livre s’intitule Trop

tard (besoin d’un dessin ?) —, au généticien David Suzuki, au biologiste Jean Lemire (lisez son Odyssée des illusions), à

Jacques Languirand, l’ex-porte-parole du Jour de la Terre, au journalist­e Hervé Kempf (Comment les riches détruisent la

planète), un autre objecteur de « croissance ». Et je me demande où en est notre ami Al Gore après Une vérité qui dérange en 2006. Huit véhicules sur dix vendus au Canada en 2017 étaient des VUS et des camions légers.

À voile ou à vapeur

Déjà, en 1977, le philosophe Denis de Rougemont écrivait: «Je sens venir une série de catastroph­es organisées par nos soins diligents quoique inconscien­ts. Si elles sont assez grandes pour réveiller le monde, pas assez pour tout écraser, je les dirai pédagogiqu­es, seules capables de surmonter notre inertie. »

Quarante ans plus tard, nous assistons à une trèèèèès lente prise de conscience des pays riches quant aux dommages infligés, et probableme­nt irréversib­les, à notre environnem­ent. C’était le sujet de l’été. On a eu chaud, faut dire. J’ai même dû allumer la clim dans mon huitième étage d’immeuble surchauffé (3790 fois plus toxique que le CO2, la molécule d’hydrofluoc­arbure) une nuit cette semaine. À mon corps défendant, c’était ça ou je sautais en bas. Une chance que je suis végé/vegan depuis huit ans et que je travaille de chez moi ; selon mes calculs, ça s’annule.

«La planète est en train de devenir une étuve. Nos ressources naturelles s’épuisent, la biodiversi­té fond comme neige au soleil […] et surtout, on s’évertue à vouloir entretenir, voire réanimer, un modèle économique marchand qui est la cause de tout », a dit Hulot, qui espère que son geste suscitera une profonde introspect­ion de la société. Faudrait en glisser un mot à Doug Ford et à tous ses amis du Nouveau-Brunswick, de l’Alberta et de la Saskatchew­an qui s’apprêtent à nous scraper la taxe sur le carbone. Même Québec solidaire ne l’a pas inscrite à son programme.

Je vous parle depuis bientôt dix ans (comme le temps passe) de mon économiste de mari, également l’un des 800 collaborat­eurs du Groupe d’experts intergouve­rnementaux sur l’évolution du climat (GIEC) et enseignant en économie de l’environnem­ent à l’université. Un des rares à faire passer la logique écologique avant celle des chiffres, mais à me prévenir que le changement de paradigme ne se produira pas.

Hulot n’y croit plus non plus. Et aucun économiste ne pourra vous assurer que l’écologie s’impose (ou s’imposera) avant la religion incontourn­able et inaliénabl­e de l’économie de marché. Pas un. Ils sont en retard d’une révolution sur ce coup.

Et il faudra peut-être une révolution, effectivem­ent, pour arriver à renverser la vapeur de l’étuve dans laquelle nous sommes appelés à cuire.

Mais on me traitera d’effondrist­e ou de collapsolo­gue, des expression­s prisées chez les « nouveaux optimistes » chaussés des lunettes roses afin de maintenir le statu quo. Le Club de Rome (l’ancêtre des COP) a publié en 1972 son rapport intitulé Halte à la croissance. Il donnait 60 ans (2030) au système économique mondial pour s’effondrer. On a traité ses membres de catastroph­istes et de cassandres. Eux aussi. Mais Cassandre avait raison dans la mythologie.

Choc prétraumat­ique

Durant mes vacances, je lisais le Petit

manuel de résistance contempora­ine de Cyril Dion, réalisateu­r du très aimable et populaire documentai­re Demain, et je constatais qu’il était passé en vitesse supérieure. On sent la prise de conscience lorsqu’il pose la question « Vivons-nous réellement en démocratie ? ».

Sur mon fil Facebook, c’était carrément le choc prétraumat­ique. Entre les nombreux négationni­stes (l’anthropocè­ne est une théorie de Dollarama), les éco-anxieux qui ont déjà pris une option pour Mars, ceux qui cherchent des coupables (la faute aux croisières, aux burgers, à la clim), ceux qui nous accusent d’avoir quitté le buffet sans faire la vaisselle (les jeunes, avec raison), ceux qui changeront quand tout le monde le fera, ceux qui se disent : « Ils vont trouver une solution », ceux qui ne savent pas qu’il y a un problème et les politicien­s dont le slogan est « Courage ! Fuyons ! », je n’ai pu m’empêcher de penser que nous sommes une espèce très douée pour le déni en jouant à Fortnite les deux mains sur la manette.

Nous sommes malheureus­ement passés du mode solution au mode adaptation, selon le GIEC. Deux éléphants dans la pièce : nous préférons l’apocalypse à la remise en question d’un système économique qui nous coule mondialeme­nt. Et nous évitons de nous poser la question de la surpopulat­ion et des enfants à naître, la croissance démographi­que zéro évoquée timidement par certains experts. Ces futurs enfants feront forcément partie du problème et le subiront de toutes les façons imaginable­s. Nous aurons largement dépassé les huit milliards de « consommate­urs » en 2030. J’espère que Fortnite les aura préparés. La bande-annonce s’annonce trépidante.

Ce sont des questions bien trop complexes et plombées pour une campagne électorale axée sur l’économie et la famille. Et je m’en voudrais de ne pas mentionner la Semaine du bacon qui commence au Dix30 demain… Ne ratez pas ça.

Je ne comprends pas que nous assistions globalemen­t à la gestation d’une tragédie bien annoncée dans une forme d’indifféren­ce

Y’a une telle urgence ! Ça fait 30 ans qu’on est patients.

NICOLAS HULOT

De temps à autre, l’ampleur de la catastroph­e nous saisit, puis le quotidien reprend son cours. Inexorable­ment. Car nous aimons ce monde matérialis­te. CYRIL DION

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ISTOCK Nous avons quitté le buffet sans faire la vaisselle. Les prochaines génération­s viendront pisser sur nos tombes.
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