Le Devoir

L’avenir des musées du pays est en jeu

- Texte collectif*

Lettre adressée à Pablo Rodriguez, ministre du Patrimoine canadien et du Multicultu­ralisme

À la suite de la récente décision de l’honorable juge Manson dans l’affaire Heffel Gallery Limited c. le Procureur général du Canada (2018 CF 605), c’est avec une immense inquiétude pour l’avenir de notre patrimoine canadien que nous faisons appel à vous: les conséquenc­es de ce jugement sont graves.

L’interpréta­tion très restrictiv­e de la Loi sur l’exportatio­n et l’importatio­n de biens culturels par la Cour fédérale constitue une menace directe pour l’enrichisse­ment de notre culture canadienne, universali­ste et multicultu­relle, car elle ne considère que la dimension strictemen­t canadienne comme étant d’importance nationale.

Mais comment bâtir notre patrimoine commun en évaluant de manière très limitative la pertinence d’inclure les maîtres comme Rembrandt ou Chagall ? Les oeuvres des artistes d’Afrique, des Amériques ou d’Asie ne seraient pas considérée­s comme exemplaire­s de notre histoire collective ? Comment exclure d’emblée les cultures du monde de l’édificatio­n de notre société canadienne alors qu’elle se caractéris­e par sa diversité? Devons-nous expliquer aux futures génération­s que les oeuvres internatio­nales pourraient être exclues de l’imaginaire canadien ? Une sculpture de Grèce ou d’Égypte ancienne ? Une collection de calligraph­ies japonaise sou chinoises? Des oeuvres contempora­ines de Warholou de Basquiat ? Comment construire un Canada inclus if quand nous refusons—au plus haut niveau de la nation — les dons d’oeuvres de maîtres universels? Quand nous nous refusons à en protéger désormais l’exportatio­n ?

Cette décision a une incidence grave sur la réputation du Canada en tant que société ouverte, alors que nos multiples origines sont notre source de fierté. Selon le recensemen­t national, nos immigrants constituen­t 21,9 % de notre population. Trois enfants canadiens sur dix sont des immigrants de la deuxième génération. Nos musées doivent exposer le meilleur du patrimoine universel pour tous nos publics canadiens issus — ou non — de la diversité.

Cette décision met en péril les dons aux institutio­ns canadienne­s ayant pour objectif d’enrichir notre culture commune. Rejeter ces oeuvres, objets d’art ou artefacts pour la raison qu’ils sont sans lien direct avec l’histoire canadienne impose des restrictio­ns dramatique­s à notre patrimoine collectif et décourage nos donateurs potentiels. Nul doute que ces oeuvres, objets et artefacts, tant convoités à l’internatio­nal, iront facilement s’exporter et se vendre ailleurs, ou seront offerts à d’autres musées. En acceptant l’exportatio­n de toutes les oeuvres non canadienne­s et en refusant de les considérer comme biens d’importance nationale, le Canada perdrait son leadership sur le plan culturel et multicultu­rel.

Plusieurs musées canadiens ne bénéficien­t d’aucun soutien gouverneme­ntal pour acquérir des oeuvres et dépendent presque uniquement de la générosité de donateurs. Ainsi, de nombreuses collection­s des plus importants musées canadiens se sont bâties grâce à des dons d’oeuvres à caractère encyclopéd­ique et internatio­nal.

Selon l’interpréta­tion du juge Manson, la donation de Kenneth Thomson de sa collection d’objets d’art de la Renaissanc­e à l’Art Gallery of Ontario et celle des tableaux hollandais du XVIIe siècle de Michal Hornstein au Musée des beaux-arts de Montréal — les deux donations les plus importante­s de collection­s d’oeuvres d’art à ce jour dans l’histoire canadienne — ainsi que la donation de Ben Weider des objets de Napoléon auraient pu être déclinées, engendrant une perte énorme pour notre patrimoine canadien en plus de porter atteinte au paysage culturel canadien.

Urgence d’agir

Depuis plus de quarante ans, la Loi sur l’exportatio­n et l’importatio­n de biens culturels a permis l’enrichisse­ment de notre patrimoine collectif en plus d’inciter les donateurs à choisir le don plutôt que la vente de leurs oeuvres. Cette décision de la Cour fédérale met en péril les incitatifs fiscaux liés à des dons majeurs d’oeuvres d’art et, conséquemm­ent, entrave la préservati­on de la richesse multicultu­relle de nos collection­s.

Il est urgent d’agir : déjà, les dons en cours sont bloqués, empêchant nos institutio­ns d’acquérir des oeuvres majeures… et même provenant de collection­s canadienne­s reconnues. La situation est également alarmante parce que les examens liés aux exportatio­ns sont stoppés, risquant d’expulser l’histoire de la culture du monde par-delà nos frontières.

Au nom de l’ensemble de nos institutio­ns au service des besoins éducatifs et du vivre-ensemble des Canadiens, nous faisons appel à l’esprit d’ouverture qui forge la réputation d’excellence du Canada dans le monde. Nos héritages universels — canadiens ou non — sont aussi précieux que variés. Le Canada n’est pas un îlot culturel : il participe à la culture universell­e en la gardant vivante.

Nous demandons au gouverneme­nt d’accélérer le processus en appel, car chaque jour compte: la situation est très urgente.

* Cette lettre est signée par : Kathleen S. Bartels, directrice, Vancouver Art Gallery ; Nathalie Bondil, directrice générale et conservatr­ice en chef, Musée des beaux-arts de Montréal ; Stephen D. Borys, directeur général, Winnipeg Art Gallery ; Christiane Germain, présidente, Musée national des beaux-arts du Québec (Québec) ; Stephan F. Jost, directeur Michael et Sonja Koerner, et p.-d.g., Art Gallery of Ontario (Toronto); Stéphan La Roche, directeur général, Musée de la civilisati­on (Québec); Susanne Sauvage, présidente et chef de la direction, Musée McCord (Montréal); John Zeppetelli, directeur général et conservate­ur en chef, Musée d’art contempora­in (Montréal)

Rejeter [d]es oeuvres, objets d’art ou artefacts pour la raison qu’ils sont sans lien direct avec l’histoire canadienne impose des restrictio­ns dramatique­s à notre patrimoine collectif et décourage nos donateurs potentiels

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YURI ARCURS GETTY IMAGES Plusieurs musées canadiens ne bénéficien­t d’aucun soutien gouverneme­ntal pour acquérir des oeuvres et dépendent presque uniquement de la générosité de donateurs, soulignent les auteurs.

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