Le Devoir

Turquie : dérives et perspectiv­es économique­s

- David Bensoussan Professeur de sciences à l’Université du Québec

Les succès économique­s de la Turquie depuis 2002 ont contribué aux succès électoraux du président Erdogan par le passé. Or, aux dernières élections tenues en 2018, les indices économique­s étaient préoccupan­ts. Erdogan a su jouer sur la corde sensible turque de la fierté nationale, a subjugué les esprits avec les théories conspirati­onnistes en fustigeant « l’islamophob­ie » des sociétés occidental­es et a joué à fond la carte islamique sur un arrière-plan de rappel de la grandeur ottomane du passé. Cette approche nationale-islamiste s’est avérée payante. Le gouverneme­nt, qui contrôle plus de 90 % des médias, a joué de l’influence qu’il a sur tous les plans pour assurer sa victoire.

Telle une peau de chagrin, la liberté d’expression dans les médias turcs continue de se réduire. La démocratie n’est plus qu’un slogan: on parlerait plutôt de démocratie illibérale ou de « démocratie autoritair­e »… Le président Erdogan a inauguré son mandat en licenciant 18 000 fonctionna­ires qui s’ajoutent aux 150 000 autres déjà licenciés et à l’emprisonne­ment de 50 000 personnes depuis le putsch raté en 2016. Il demeure président de son parti et peut maintenant émettre des décrets qui font fi du Parlement et poursuivre sa politique économique malgré les indices alarmants. Erdogan s’immisce régulièrem­ent dans les décisions de la Banque centrale et refuse de hausser les taux d’intérêt pour réguler le marché.

Confrontat­ion avec Trump

Avec une moyenne d’inflation de 15 %, une dette de 200 milliards, des réserves en devise se montant à 26 milliards et une monnaie qui se déprécie sérieuseme­nt, Erdogan ne pourra plus continuer le boom de constructi­on et les mégaprojet­s tels que celui du canal Istanbul, l’acquisitio­n planifiée de 19 centrales nucléaires ainsi que des achats majeurs dans le domaine de la défense.

Les investisse­ments étrangers ont afflué lorsque les négociatio­ns visant l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ont été annoncées. L’augmentati­on du PNB de 6,8 % durant la dernière décennie était prometteus­e. Or, la Turquie s’est éloignée de la voie des réformes démocratiq­ues et libérales dans laquelle elle avait promis de s’engager. L’image de la Turquie a changé pour le pire. La dévaluatio­n de la lire et le manque de confiance en l’avenir de la Turquie sous Erdogan ont considérab­lement ralenti les investisse­ments étrangers.

Les relations avec les États-Unis se détérioren­t: Erdogan ne cache pas qu’il est prêt à échanger le pasteur américain Brunson contre l’extraditio­n en Turquie du prédicateu­r turc Fethullah Gülen, qui réside aux États-Unis. Le gouverneme­nt américain a fait savoir que la libération du pasteur américain Brunson n’était pas négociable. Trump a annoncé qu’il doublait les taxes douanières sur l’aluminium et l’acier de Turquie. Cette mesure de portée relativeme­nt mineure a suffi pour faire chuter la lire turque de 16,8% au mois d’août alors qu’elle avait accusé une baisse de 23,5 % par rapport au dollar américain depuis le début de l’année.

Erdogan proclame : « Ils ont le dollar, nous avons le droit et Allah.» Il menace l’Amérique de sanctions, voire de changer d’amis et d’alliances, mais rien n’y fait. La justice américaine refuse de laisser tomber l’enquête sur les transactio­ns interdites avec l’Iran par la banque d’État Halkbank, susceptibl­e d’écoper de plusieurs milliards de dollars d’amende. Erdogan s’en prend au présumé complot contre la Turquie et réitère sa demande aux citoyens de se débarrasse­r de leurs devises étrangères. Mais le vrai test viendra en novembre lorsque les sanctions américaine­s contre les importatio­ns de pétrole iranien prendront effet. L’enjeu des importatio­ns de gaz et de pétrole (90 % des besoins de la Turquie) pèse lourd : 50 % du gaz iranien est vendu à la Turquie et les mesures américaine­s contre les pays qui commercent avec l’Iran devraient affecter la Turquie.

Fin de la croissance économique

Les compagnies turques et les banques ont emprunté respective­ment près de 300 milliards et 150 milliards de dollars, qu’elles doivent rembourser avec une lire turque dépréciée. Aujourd’hui, le taux de chômage est de 11 % et atteint 25 % des jeunes. La balance courante est déficitair­e de 50 milliards, soit 5 % du PNB. L’investisse­ment de 15 milliards promis par le Qatar ne suffira guère pour désamorcer la régression de l’économie turque. En outre, la dévaluatio­n importante de la lire turque a affecté les économies des pays émergents (Argentine, Afrique du Sud et Inde), car ils s’attendent à des taux d’emprunt plus élevés.

L’unique porte de sortie serait peutêtre l’achat partiel de la dette par la Chine et un plus grand alignement sur la Russie, ce qui impliquera­it une reddition totale de l’indépendan­ce économique et politique turque. Elle signifiera­it également une disruption sans précédent de la production et des exportatio­ns de l’industrie turque (dont l’industrie de l’armement) qui dépendent de technologi­es américaine­s.

Le tempéramen­t autoritair­e et conflictue­l du président Erdogan ne se dément pas et ne laisse pas entrevoir de changement de cap pourtant si nécessaire. Par le passé, la Russie et l’Allemagne avaient imposé des sanctions contre la Turquie, mais le dossier avait été partiellem­ent réglé dans les coulisses diplomatiq­ues pour sauver les apparences. L’attitude tranchée et publique du président Trump ne laisse pas de place à la diplomatie.

Les difficulté­s économique­s de la Turquie ne font que commencer.

L’image de la Turquie a changé pour le pire. La dévaluatio­n de la lire et le manque de confiance en l’avenir de la Turquie sous Erdogan ont considérab­lement ralenti les investisse­ments étrangers.

 ?? BURHAN OZBILICI ASSOCIATED PRESS ?? Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a lancé des fleurs à ses partisans avant de prononcer un discours au congrès de sa formation politique, le Parti de la justice et du développem­ent, à Ankara le 18 août dernier.
BURHAN OZBILICI ASSOCIATED PRESS Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a lancé des fleurs à ses partisans avant de prononcer un discours au congrès de sa formation politique, le Parti de la justice et du développem­ent, à Ankara le 18 août dernier.

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