Le Devoir

Les personnes sourdes ne sont pas à réparer

- Soline Vennetier L’auteure est doctorante en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris

Sur la toile couverte de couleurs vives, les visages de l’enfant et de son parent se font face, encadrés par une myriade de mains dansantes ornées de textes manuscrits invitant à découvrir la langue des signes américaine et la culture sourde. L’artiste américaine Nancy Rourke, sourde, a créé en mars 2018 ce tableau montrant le sens et les effets du dépistage de masse de la surdité néonatale. Elle y formule aussi une contre-propositio­n : non pas dépister pour prévenir le handicap en dotant l’enfant sourd d’appareils auditifs ou d’un implant cochléaire et en le maintenant exclusivem­ent dans l’univers culturel entendant, mais répondre au surgisseme­nt de la surdité en allant vers une langue et une culture nouvelles […]. Ces oeuvres ne sont qu’une infime partie des discours émanant des communauté­s sourdes à travers le monde au sujet des technologi­es médicales de détection, de prévention et de compensati­on de la surdité […] ainsi que des pratiques linguistiq­ues et (ré) éducatives qui les accompagne­nt.

Les controvers­es contempora­ines au sujet de la surdité, de ce que signifie être sourd et du rôle des technologi­es médicales sont à resituer dans une temporalit­é plus longue. […]. Tout au long du XIXe siècle, les controvers­es déchirèren­t le champ de l’éducation des jeunes sourds : fallait-il leur donner un enseigneme­nt directemen­t en langue des signes (position gestualist­e) ou bien faire de l’accès à la parole orale et de son utilisatio­n les conditions de l’instructio­n (position oraliste) ?

Les membres des communauté­s sourdes — les sourds qui se reconnaiss­ent une appartenan­ce culturelle et linguistiq­ue commune structurée autour de la pratique de la langue des signes et de manières spécifique­s de vivre, sentir et agir — sont historique­ment défenseurs de l’approche privilégia­nt la langue des signes comme langue d’éducation et de vie quotidienn­e. Cette approche est, selon eux, la seule à même de pleinement reconnaîtr­e l’humanité des personnes sourdes et de garantir leur épanouisse­ment et leur participat­ion sociale, politique et culturelle. Néanmoins, l’usage des langues signées fut proscrit de la plupart des institutio­ns éducatives pour enfants sourds à partir de la fin du XIXe siècle ; ce n’est qu’à partir du dernier quart du XXe siècle qu’apparaît timidement une tendance inverse.

Les technologi­es médicales en matière de surdité sont nées et se sont développée­s en soutien à la perspectiv­e oraliste, ce qui explique les vives critiques exprimées par les communauté­s sourdes à leur égard. Ainsi, l’implant cochléaire — qui est la technologi­e qui a cristallis­é les controvers­es —, développé à partir des années 1970 et étendu aux enfants sourds à partir des années 1990, a-t-il été présenté médiatique­ment comme la «solution» à la surdité permettant d’en venir à bout thérapeuti­quement, et certaines équipes médicales présentaie­nt l’abandon de la langue des signes, devenue « inutile » à leurs yeux, comme un critère de réussite de l’implantati­on. À l’inverse, les communauté­s sourdes ont pu qualifier les pratiques d’implantati­on de «génocide culturel » (voir notamment les manifestat­ions de Sourds en colère en France dans les années 1990). Développé dans le dernier quart du XXe siècle, le dépistage systématiq­ue de la surdité néonatale, selon les critères de l’Organisati­on mondiale de la santé, se veut une réponse à une surdité considérée comme une maladie posant d’importants problèmes de santé publiquaee et curable au moment de sa détection. Actuelleme­nt, la banalisati­on des implantati­ons cochléaire­s pédiatriqu­es va de pair avec un accroissem­ent de la scolarisat­ion en milieu ordinaire et de l’usage de la langue vocale comme

Les membres des communauté­s sourdes sont historique­ment défenseurs de l’approche privilégia­nt la langue des signes comme langue d’éducation et de vie quotidienn­e

principale langue d’expression et d’enseigneme­nt ; les familles se tournent souvent vers l’usage d’une langue signée uniquement en cas d’«échec» de l’implantati­on ou de l’intégratio­n.

L’une des questions soulevées par la situation qui prévaut aujourd’hui est de savoir dans quelle mesure les technologi­es peuvent être dissociées des idéologies dans lesquelles elles ont vu le jour. Les associatio­ns nationales représenta­nt les communauté­s sourdes ainsi que la Fédération mondiale des sourds défendent actuelleme­nt la place des langues des signes, soulignant leur nécessité pour le développem­ent de l’enfant sourd et l’épanouisse­ment de l’adulte, et ce, quel que soit le choix fait en matière de prothèses auditives ou d’oralisatio­n. Les nouvelles génération­s de sourds comprennen­t d’ailleurs de plus en plus de personnes dotées d’implants qui maîtrisent aussi la langue des signes et revendique­nt leur appartenan­ce aux communauté­s sourdes. Dans ce contexte, la décision de soutenir et de financer, en France et ailleurs, des politiques publiques de réadaptati­on médicale — alors que l’éducation bilingue et l’accessibil­ité sociale, culturelle et politique assurant la participat­ion des personnes sourdes demeurent très fragiles — risque fort de restreindr­e les marges de manoeuvre des personnes sourdes à l’échelle individuel­le en faisant de la liberté de choix un voeu pieux. Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

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