Le Devoir

L’incarcérat­ion de deux reporters choque le monde

- RICHARD SARGENT HLAHLA HTAY À RANGOUN

Deux reporters de Reuters accusés d’« atteinte au secret d’État » pour avoir enquêté sur un massacre de musulmans rohingyas par l’armée au Myanmar ont été condamnés lundi à sept ans de prison, au terme d’un procès qui a entaché un peu plus l’image de la Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi.

« Ayant tous deux porté atteinte au secret d’État, ils sont condamnés à sept ans de prison chacun », a déclaré le juge Ye Lwin, devant une salle d’audience pleine à craquer de journalist­es et de diplomates.

Wa Lone (32 ans) et Kyaw Soe Oo (28 ans) — en détention préventive depuis décembre 2017 — risquaient une peine de 14 ans de prison au terme de ce procès très controvers­é, dans un pays où l’indépendan­ce de la justice est sujette à caution.

« Le gouverneme­nt peut bien nous emprisonne­r… mais ne fermez pas les yeux et les oreilles du peuple », a lancé Kyaw Soe Oo à la foule de journalist­es présents devant le tribunal, avant d’être poussé à bord d’un fourgon, en direction de la prison. Sa femme s’était effondrée en larmes à l’énoncé du verdict.

Les deux reporters myanmarais de l’agence de presse sont accusés de s’être procuré des documents relatifs aux opérations des forces de sécurité myanmarais­es dans l’État de Rakhine, dans le nord-ouest du pays, théâtre du drame rohingya.

Ils enquêtaien­t sur un massacre de membres de la minorité musulmane dans le village de Inn Dinn. Quelques jours après leur arrestatio­n, l’armée a reconnu que des soldats et des villageois bouddhiste­s avaient tué des captifs rohingyas le 2 septembre 2017, et sept militaires ont été condamnés à dix ans de prison pour ce massacre.

L’emprisonne­ment des deux journalist­es est un coup dur pour la liberté de la presse, malmenée au Myanmar malgré les espoirs suscités par l’arrivée au pouvoir d’Aung san Suu Kyi en 2016.

Indignatio­n internatio­nale

La haute-commissair­e de l’ONU aux droits de la personne, Michelle Bachelet, a demandé au gouverneme­nt myanmarais de libérer «immédiatem­ent» les deux journalist­es et a dénoncé une « une parodie de justice ». De même que Bob Rae, l’envoyé spécial pour le Myanmar du gouverneme­nt canadien.

L’Union européenne (UE) a aussi appelé à leur « libération immédiate et inconditio­nnelle ». De leur côté, les ÉtatsUnis ont exhorté le gouverneme­nt du Myanmar « à mettre fin aux poursuites arbitraire­s contre les journalist­es qui font leur travail ». « Nous demandons la libération immédiate des journalist­es », a déclaré Mark Field, le secrétaire d’État

britanniqu­e aux Affaires étrangères, chargé de l’Asie. « C’est un jour sombre pour le Myanmar», a-t-il estimé. La France a pour sa part « déploré » cette condamnati­on, la qualifiant de «sérieuse atteinte à la liberté de la presse et à l’État de droit ».

L’organisati­on de défense des journalist­es Reporters sans frontières (RSF) « condamne avec la plus grande fermeté cette décision qui vient clore une instructio­n fantoche » au Myanmar, classée 137e sur 180 pays dans le classement mondial de RSF.

« Ce verdict est clairement destiné à intimider d’autres journalist­es myanmarais. C’est une façon pour les militaires et le gouverneme­nt de dire “si vous enquêtez sur certaines choses qui sont sensibles dans notre pays, nous allons vous poursuivre” », a réagi Phil Robertson, de l’ONG Human Rights Watch, interrogé par l’AFP à Bangkok.

Tensions

Ce verdict intervient dans un contexte de grande tension entre le Myanmar et la communauté internatio­nale : lundi dernier, des enquêteurs de l’ONU ont publié un rapport évoquant un « génocide » des Rohingyas et accusant directemen­t l’armée, mais aussi le silence d’Aung San Suu Kyi, à la tête du gouverneme­nt civil depuis 2016. Et mardi, la question de la poursuite des militaires myanmarais devant la justice internatio­nale a été débattue au Conseil de sécurité des Nations unies

En 2017, plus de 700 000 Rohingyas ont fui vers le Bangladesh, devant les violences commises par les forces armées et des milices bouddhiste­s, une répression qualifiée par les Nations unies de « nettoyage ethnique », et même désormais de « génocide ».

Le verdict était suivi de près par la communauté internatio­nale, qui avait multiplié les appels à libérer les deux reporters, de Bruxelles à Washington.

En dépit des pressions, la justice a toujours maintenu les poursuites. Si les documents que détenaient les journalist­es « s’étaient retrouvés entre les mains de terroriste­s, ces derniers auraient pu fomenter plus facilement de nouvelles attaques», avait assuré le 20 août le procureur Kyaw Min Aung dans ses réquisitio­ns.

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