Le Devoir

ALENA : accoucheme­nt douloureux pour le Canada

- ÉRIC DESROSIERS

À entendre ce qu’on a dit ces derniers jours sur la renégociat­ion de l’Accord de libre-échange nord-américain, on croirait que, depuis que le Mexique a baissé pavillon devant les États-Unis en acceptant des règles beaucoup plus contraigna­ntes pour son industrie automobile, le sort d’une éventuelle entente ne dépend plus que d’un bras de fer commercial entre Ottawa et Washington sur seulement deux enjeux: le maintien d’un mécanisme d’arbitrage commercial indépendan­t et l’avenir du système canadien de gestion de l’offre dans le secteur laitier.

En ce qui concerne le mécanisme de règlement des différends (chapitre 19 de l’ALENA), le premier ministre canadien, Justin Trudeau, en a encore fait, cette semaine, une condition essentiell­e à une éventuelle entente. C’était déjà le cas lors de la négociatio­n du premier accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis à la fin des années 1980. L’expérience a enseigné à la souris canadienne qu’il arrive de temps à autre à l’éléphant américain d’essayer de profiter de son poids pour remplacer la règle de droit par la loi du plus fort et que, en pareil cas, on est mieux servi par un tribunal d’experts indépendan­ts que par les cours américaine­s. L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche n’a fait que renforcer cette conviction, a souligné mercredi le premier ministre canadien, Justin Trudeau.

Quant au système de gestion de l’offre dans le secteur du lait, des oeufs et de la volaille au Canada, c’est maintenant un habitué des finales de négociatio­ns commercial­es corsées. Rappelons d’abord qu’en raison notamment de la défense de la souveraine­té alimentair­e des pays, le secteur agricole a presque toujours été exempté d’une applicatio­n rigoureuse des règles du libre-échange. Le Canada prête néanmoins flanc aux attaques en étant le seul à continuer d’essayer de gérer un marché national en vase clos protégé par de hautes barrières commercial­es, alors que tous les autres ont opté pour des subvention­s à leurs producteur­s. Donald Trump fait une telle fixation sur les tarifs de 300 % dans le lait au Canada qu’on croirait qu’il n’a rien retenu d’autre des positions défendues par son pays et qu’on voit mal comment il consentira­it à une entente sans des gains à ce chapitre. « Donald Trump veut un trophée, pas un traité », a observé l’ancien ambassadeu­r du Canada à Washington Frank McKenna, la semaine dernière, dans le Globe and Mail.

Liste d’épicerie

Mais ce ne sont pas là les deux seules questions épineuses sur lesquelles les négociateu­rs canadiens et américains doivent encore s’entendre.

On a soudaineme­nt rappelé, cette semaine, aux Canadiens que Washington en a aussi contre l’exemption dont bénéficien­t actuelleme­nt dans l’ALENA leurs industries culturelle­s, notamment de l’édition, du magazine, de la radio, de la télévision et du cinéma.

On s’est également rendu compte que le Mexique avait laissé au Canada le soin de défendre l’intérêt commun aux deux pays quant à l’accès au lucratif marché des contrats publics aux ÉtatsUnis. Grand adepte du « Buy America » et autres clauses discrimina­toires dans le secteur, Washington innove de nouveau en voulant, cette fois-ci, limiter l’ouverture de ses marchés publics à la hauteur seulement de la valeur des marchés que lui ouvrira chacun de ses voisins dix fois plus petits.

Les États-Unis réclament aussi — et ont obtenu du Mexique — que le seuil à partir duquel les tarifs commerciau­x et les taxes à la consommati­on s’appliquent aux achats effectués en ligne soit relevé, faisant craindre le pire aux commerçant­s canadiens déjà durement malmenés par les Amazon de ce monde.

Les États-Unis demandent également — et ont obtenu du Mexique — que soit renforcée la protection des brevets pharmaceut­iques retardant d’autant l’usage de médicament­s génériques moins chers et que soit levée l’obligation de conserver sur le territoire national certaines banques de données numériques.

Washington en a aussi contre les règles canadienne­s restreigna­nt la propriété étrangère dans les secteurs des banques, des télécommun­ications et du transport aérien.

Sauver les meubles

Au début de l’exercice l’an dernier, les négociateu­rs canadiens disaient que Donald Trump leur rendait la vie facile tant ses demandes étaient exagérées. Depuis, le président américain semble avoir accepté que le nouvel ALENA ne meure pas automatiqu­ement après cinq ans à moins d’être reconduit formelleme­nt par les trois pays, mais après seize ans. Il a apparemmen­t renoncé aussi au démantèlem­ent du système de gestion de l’offre au Canada et réclame plutôt un plus grand accès au marché canadien du lait. Mais pour le reste, ses positions ne semblent pas avoir beaucoup bougé.

Ottawa répète à l’envi qu’on préfère ne pas avoir d’entente plutôt qu’avoir une mauvaise entente. La Banque du Canada rappelait cependant, cette semaine, comment la guérilla commercial­e de Donald Trump fait mal à l’économie canadienne. On sent monter au Canada une fatigue et peut-être même une sorte de résignatio­n. On entend dire que l’important est de sauver les meubles et qu’une entente qui comportera­it quelques reculs et donnerait le beau rôle à Donald Trump serait mieux, finalement, que pas d’entente du tout.

Le président américain et le négociateu­r en chef mexicain ont dit mercredi que le Canada et les États-Unis pourraient parvenir à une entente dès vendredi ou samedi, permettant au Mexique de les rejoindre la semaine prochaine pour mettre la dernière main à un texte d’accord final à trois. La ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, avait une façon plus prudente et révélatric­e de présenter les choses cette semaine. Citant la sage-femme qui l’a aidée à mettre au monde l’un de ses trois enfants, elle disait : « On ne sait pas combien de contractio­ns il va falloir encore, mais avec chaque nouvelle on se rapproche un peu plus de la fin. »

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR À Montréal, quelques centaines de jeunes producteur­s agricoles ont marché vers les bureaux montréalai­s du premier ministre Justin Trudeau, jeudi, pour réclamer le maintien intégral de la gestion de l’offre.

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