Qui suis-je ?
Le projet Un visage, un nom tente d’identifier les Autochtones sur des photos d’archives
Sur les photos, les Blancs étaient identifiés par leur nom, mais pas les Autochtones
Martha Kasudluak était à un stade précoce de démence quand son fils John lui a demandé d’identifier des gens sur des photos anciennes de la communauté d’Inukjuak, au Nunavik. Malgré des facultés défaillantes, l’Inuite avait gardé une mémoire ancienne vivace et a pu retrouver les noms de 25 personnes figurant sur la cinquantaine des photos qui lui ont été présentées. L’une de ces photos la représente, jeune fille, les deux pieds dans la neige, vêtue d’un parka traditionnel inuit. « Elle se trouvait belle et disait “regarde comme j’ai de belles dents” », dit en riant John Kasudluak au sujet de sa mère, qui a aujourd’hui 90 ans et qui ne parle qu’inuktitut. Sur la photo de Martha Kasudluak, on pouvait jusqu’alors lire simplement «Jeune Inuite souriante portant un chapeau et un châle ».
Le projet Un visage, un nom, mis en place par Bibliothèque et Archives du Canada, vise justement à retrouver les noms des autochtones qui figurent sur les milliers et les milliers de photos d’archives du pays. « Souvent, sur les photos des archives de Bibliothèque et archives du Canada, les Blancs, [ou non-autochtones] sont identifiés, le personnel de la Compagnie de la Baie d’Hudson par exemple, ou celui de la Gendarmerie Royale du Canada. Mais les Autochtones seront simplement identifiés comme des Autochtones », explique Beth Greenhorn, qui a dirigé le projet Un visage, un nom, de 2003 jusqu’à récemment, à BAC.
« Je consultais souvent les archives de BAC pour en apprendre sur ma communauté, dit John Kasudluak. Un jour, j’ai reconnu ma mère. Alors, je lui ai montré les photos numérisées.» John Kasudluak a aussi invité de nombreuses personnes de la communauté d’Inukjuak à s’identifier sur les photos en ligne de BAC. «Il y a les photos d’une femme nettoyant la fenêtre d’un igloo. Nous avons identifié plusieurs
personnes qui sont mortes et qui ont été relocalisées, mais il y a aussi des gens qui se sont reconnus », dit-il.
C’est au début des années 2000, dans la classe de Murray Angus, professeur au Nunavut Sivuniksavut, établissement d’éducation supérieure pour les jeunes Inuits, que l’idée du projet Un visage, un nom, a germé. Tous les ans, Murray Angus invitait ses étudiants inuits à consulter les photos d’archives de BAC pour en apprendre au sujet de leur histoire. Or, constatant que la plupart de ces photos ne comportent pas de noms, Murray Angus propose un projet à Bibliothèque et Archives Canada. Les étudiants apporteront des photos dans leurs communautés respectives, durant l’été ou à Noël, pour demander aux aînés de tenter de reconnaître les gens qu’ils y voient.
Première phase
Dans un premier temps, BAC a procédé à la numérisation d’une sélection de quelque 500 photos, de la collection du photographe Richard Harrington, prises dans le Nord dans les années 1940 et 1950. En 2002, des étudiants inuits les ont apportées dans quatre communautés du Nunavut qui avaient été visitées par le photographe. Le Nunavut Sivuniksavut parrainait les échanges entre jeunes et aînés. Et les résultats ont dépassé les attentes. Les aînés ont reconnu 75 % des personnes figurant sur les photos. L’année suivante, BAC a procédé à la numérisation de 800 autres photos, provenant des albums du ministère des Affaires autochtones et du Nord canadien. Cette fois, certaines photos ont été prises des années 20 jusque dans les années 1970. Cette deuxième phase mène à l’identification d’une centaine d’autres personnes. On y trouve notamment la photo de Miali Aarjuaq, prise en 1923 à Pond Inlet, sur l’île de Baffin. Auparavant, cette photo portait la simple mention : « femme autochtone, Pond Inlet, île de Baffin ».
Certaines photographies donnent lieu à des témoignages chargés émotivement. Un jour, un homme s’est reconnu dans une photographie montrant deux jeunes garçons, un sourire timide sur le visage. Il a pu dire qu’elle avait été prise le jour où il a été emmené au pensionnat et que le jeune garçon qui l’accompagnait était, depuis, décédé. « C’est important parce que cela permet d’avoir une représentation visuelle du passé, dit John Kasudluak. Cela permet à des descendants de voir à quoi ressemblaient leurs ancêtres. »
La très grande majorité de ces photos ont été prises par des non-autochtones, « puisque ce sont eux qui possédaient alors des appareils», poursuit Beth Greenhorn. «Elles viennent du personnel du ministère des Affaires autochtones et du Nord canadien, ou de gens qui faisaient de la prospection de ressources naturelles », dit-elle. « Il y avait des photos qui avaient de mauvaises légendes, précise John Kasudluak. Certaines photos considérées comme prises à Inukjuak montraient des arbres, alors qu’il n’en pousse pas dans cette partie du globe. »
Reste que, de l’ensemble des dizaines de millions de photographies que possède Bibliothèque et Archives Canada, seulement quelque 2% sont identifiées. Durant plusieurs années, le projet Un visage, un nom s’est concentré sur les photos du Grand Nord canadien, des Territoires du Nord-Ouest, du Nunavut et du Nunavik, au Québec.
Programme élargi
En 2015, le programme élargit pourtant ses recherches aux photographies montrant des membres des Premières Nations et des Métis, vivant plus au sud. C’est aussi à ce moment-là que les organisateurs du projet ont pu créer une page Facebook sur laquelle ils peuvent afficher des photographies avec des personnes dont l’identité reste à trouver. « Cela donne lieu à des discussions très intéressantes », dit Beth Greenhorn. « Chaque semaine, nous présentons des photographies d’une région géographique différente. » Parfois, l’identification se fait tout de suite après la mise en ligne de la photo.
Reste que Bibliothèque et archives Canada ne peut numériser l’ensemble des photographies de sa collection, et les communautés autochtones ont peu d’endroits où regrouper leurs propres archives. « Bibliothèque et Archives du Canada vient d’embaucher des chercheurs qui vont documenter les langues autochtones, dit Mme Greenhorn. Ce sont des archives qui vont rester dans les communautés. » Elle mentionne notamment le centre cri d’OujéBougoumou, au Québec, et l’institut culturel Avataq, spécialisé en culture inuite.