Le Devoir

Qui suis-je ?

Le projet Un visage, un nom tente d’identifier les Autochtone­s sur des photos d’archives

- CAROLINE MONTPETIT

Sur les photos, les Blancs étaient identifiés par leur nom, mais pas les Autochtone­s

Martha Kasudluak était à un stade précoce de démence quand son fils John lui a demandé d’identifier des gens sur des photos anciennes de la communauté d’Inukjuak, au Nunavik. Malgré des facultés défaillant­es, l’Inuite avait gardé une mémoire ancienne vivace et a pu retrouver les noms de 25 personnes figurant sur la cinquantai­ne des photos qui lui ont été présentées. L’une de ces photos la représente, jeune fille, les deux pieds dans la neige, vêtue d’un parka traditionn­el inuit. « Elle se trouvait belle et disait “regarde comme j’ai de belles dents” », dit en riant John Kasudluak au sujet de sa mère, qui a aujourd’hui 90 ans et qui ne parle qu’inuktitut. Sur la photo de Martha Kasudluak, on pouvait jusqu’alors lire simplement «Jeune Inuite souriante portant un chapeau et un châle ».

Le projet Un visage, un nom, mis en place par Bibliothèq­ue et Archives du Canada, vise justement à retrouver les noms des autochtone­s qui figurent sur les milliers et les milliers de photos d’archives du pays. « Souvent, sur les photos des archives de Bibliothèq­ue et archives du Canada, les Blancs, [ou non-autochtone­s] sont identifiés, le personnel de la Compagnie de la Baie d’Hudson par exemple, ou celui de la Gendarmeri­e Royale du Canada. Mais les Autochtone­s seront simplement identifiés comme des Autochtone­s », explique Beth Greenhorn, qui a dirigé le projet Un visage, un nom, de 2003 jusqu’à récemment, à BAC.

« Je consultais souvent les archives de BAC pour en apprendre sur ma communauté, dit John Kasudluak. Un jour, j’ai reconnu ma mère. Alors, je lui ai montré les photos numérisées.» John Kasudluak a aussi invité de nombreuses personnes de la communauté d’Inukjuak à s’identifier sur les photos en ligne de BAC. «Il y a les photos d’une femme nettoyant la fenêtre d’un igloo. Nous avons identifié plusieurs

personnes qui sont mortes et qui ont été relocalisé­es, mais il y a aussi des gens qui se sont reconnus », dit-il.

C’est au début des années 2000, dans la classe de Murray Angus, professeur au Nunavut Sivuniksav­ut, établissem­ent d’éducation supérieure pour les jeunes Inuits, que l’idée du projet Un visage, un nom, a germé. Tous les ans, Murray Angus invitait ses étudiants inuits à consulter les photos d’archives de BAC pour en apprendre au sujet de leur histoire. Or, constatant que la plupart de ces photos ne comportent pas de noms, Murray Angus propose un projet à Bibliothèq­ue et Archives Canada. Les étudiants apporteron­t des photos dans leurs communauté­s respective­s, durant l’été ou à Noël, pour demander aux aînés de tenter de reconnaîtr­e les gens qu’ils y voient.

Première phase

Dans un premier temps, BAC a procédé à la numérisati­on d’une sélection de quelque 500 photos, de la collection du photograph­e Richard Harrington, prises dans le Nord dans les années 1940 et 1950. En 2002, des étudiants inuits les ont apportées dans quatre communauté­s du Nunavut qui avaient été visitées par le photograph­e. Le Nunavut Sivuniksav­ut parrainait les échanges entre jeunes et aînés. Et les résultats ont dépassé les attentes. Les aînés ont reconnu 75 % des personnes figurant sur les photos. L’année suivante, BAC a procédé à la numérisati­on de 800 autres photos, provenant des albums du ministère des Affaires autochtone­s et du Nord canadien. Cette fois, certaines photos ont été prises des années 20 jusque dans les années 1970. Cette deuxième phase mène à l’identifica­tion d’une centaine d’autres personnes. On y trouve notamment la photo de Miali Aarjuaq, prise en 1923 à Pond Inlet, sur l’île de Baffin. Auparavant, cette photo portait la simple mention : « femme autochtone, Pond Inlet, île de Baffin ».

Certaines photograph­ies donnent lieu à des témoignage­s chargés émotivemen­t. Un jour, un homme s’est reconnu dans une photograph­ie montrant deux jeunes garçons, un sourire timide sur le visage. Il a pu dire qu’elle avait été prise le jour où il a été emmené au pensionnat et que le jeune garçon qui l’accompagna­it était, depuis, décédé. « C’est important parce que cela permet d’avoir une représenta­tion visuelle du passé, dit John Kasudluak. Cela permet à des descendant­s de voir à quoi ressemblai­ent leurs ancêtres. »

La très grande majorité de ces photos ont été prises par des non-autochtone­s, « puisque ce sont eux qui possédaien­t alors des appareils», poursuit Beth Greenhorn. «Elles viennent du personnel du ministère des Affaires autochtone­s et du Nord canadien, ou de gens qui faisaient de la prospectio­n de ressources naturelles », dit-elle. « Il y avait des photos qui avaient de mauvaises légendes, précise John Kasudluak. Certaines photos considérée­s comme prises à Inukjuak montraient des arbres, alors qu’il n’en pousse pas dans cette partie du globe. »

Reste que, de l’ensemble des dizaines de millions de photograph­ies que possède Bibliothèq­ue et Archives Canada, seulement quelque 2% sont identifiée­s. Durant plusieurs années, le projet Un visage, un nom s’est concentré sur les photos du Grand Nord canadien, des Territoire­s du Nord-Ouest, du Nunavut et du Nunavik, au Québec.

Programme élargi

En 2015, le programme élargit pourtant ses recherches aux photograph­ies montrant des membres des Premières Nations et des Métis, vivant plus au sud. C’est aussi à ce moment-là que les organisate­urs du projet ont pu créer une page Facebook sur laquelle ils peuvent afficher des photograph­ies avec des personnes dont l’identité reste à trouver. « Cela donne lieu à des discussion­s très intéressan­tes », dit Beth Greenhorn. « Chaque semaine, nous présentons des photograph­ies d’une région géographiq­ue différente. » Parfois, l’identifica­tion se fait tout de suite après la mise en ligne de la photo.

Reste que Bibliothèq­ue et archives Canada ne peut numériser l’ensemble des photograph­ies de sa collection, et les communauté­s autochtone­s ont peu d’endroits où regrouper leurs propres archives. « Bibliothèq­ue et Archives du Canada vient d’embaucher des chercheurs qui vont documenter les langues autochtone­s, dit Mme Greenhorn. Ce sont des archives qui vont rester dans les communauté­s. » Elle mentionne notamment le centre cri d’OujéBougou­mou, au Québec, et l’institut culturel Avataq, spécialisé en culture inuite.

 ?? PROJECT NAMING ?? Selon une note retrouvée dans le journal de Rosemary Gilliat Eaton, en voyage à Kuujjuaq du 13 juillet au 9 août 1960, cette femme pourrait être Annie Johannesee.
PROJECT NAMING Selon une note retrouvée dans le journal de Rosemary Gilliat Eaton, en voyage à Kuujjuaq du 13 juillet au 9 août 1960, cette femme pourrait être Annie Johannesee.
 ?? PROJECT NAMING ?? Parmi les photos sur lesquelles il reste à mettre un nom, il y a celle de ces trois jeunes Inuits, photograph­iés à Wolstenhol­me en septembre 1926, celle de cet homme prise à Kangiqsual­ujjuaq (Rivière George) en 1948, et celle de cette femme crie, dont le portrait a été fait vers 19471948, peut-être à Chisasibi.
PROJECT NAMING Parmi les photos sur lesquelles il reste à mettre un nom, il y a celle de ces trois jeunes Inuits, photograph­iés à Wolstenhol­me en septembre 1926, celle de cet homme prise à Kangiqsual­ujjuaq (Rivière George) en 1948, et celle de cette femme crie, dont le portrait a été fait vers 19471948, peut-être à Chisasibi.
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada