Le Devoir

Doug Ford s’en prend à la magistratu­re

- HÉLÈNE BUZZETTI

Le premier ministre ontarien, Doug Ford, a sorti l’artillerie législativ­e lourde lundi en annonçant qu’il invoquera la dispositio­n de dérogation pour se soustraire à un jugement l’empêchant de réformer la compositio­n du conseil municipal de Toronto. Par la même occasion, le politicien conservate­ur envoie un avertissem­ent à la magistratu­re : il détient un mandat du peuple et il ne permettra pas que des juges non élus le frustrent dans ses intentions.

« La démocratie, c’est élire un gouverneme­nt tous les quatre ans, au fédéral, au provincial ou au municipal, sans s’inquiéter du fait que votre mandat sera usurpé », a lancé Doug Ford en conférence de presse. « J’ai été élu. Les juges ont été nommés. […] Ce qui est extraordin­aire est qu’un gouverneme­nt élu démocratiq­uement soit frustré dans ses intentions par les tribunaux. »

M. Ford, qui s’insurge qu’une dizaine de contestati­ons visant ses décisions aient déjà été déposées, a indiqué qu’il pourrait utiliser la dispositio­n de dérogation à d’autres occasions. « Je veux être clair sur le fait que nous sommes prêts à utiliser l’article 33 encore à l’avenir. Si vous voulez faire des lois en Ontario ou au Canada, vous devez d’abord solliciter un mandat du peuple et vous faire élire. »

Le nouveau gouverneme­nt a fait adopter à la mi-août la loi 5 réduisant de 47 à 25 le nombre de conseiller­s municipaux à Toronto, semant la confusion dans l’organisati­on du scrutin devant avoir lieu deux mois plus tard. Des citoyens et des candidats, dont le district a soudaineme­nt disparu, ont contesté la loi avec succès. Dans sa décision rendue lundi matin, le juge Edward Belobaba écrit que Queen’s Park avait le droit d’adopter une telle loi, mais pas en pleine campagne électorale. En agissant ainsi, le gouverneme­nt a brimé la liberté d’expression des candidats.

La dispositio­n de dérogation permet aux législateu­rs de soustraire une loi à l’applicatio­n de certaines dispositio­ns de la Charte des droits et libertés. Depuis son avènement en 1982, elle n’a été utilisée que par deux provinces. La Saskatchew­an l’a invoquée en 1986 pour préserver une loi de retour au travail et, en 1988, le gouverneme­nt de Robert Bourassa y a eu recours pour maintenir en place les dispositio­ns sur l’affichage commercial unilingue francophon­e invalidées par la Cour suprême.

L’avocat Don Eady, qui a piloté la contestati­on judiciaire, rappelle que M. Ford n’avait jamais dit en campagne électorale qu’il réduirait la taille du conseil municipal torontois, ce qui mine son argument qu’il a un mandat pour aller de l’avant. « Il se comporte comme Trump: il va au micro et il ment.» M. Eady estime que Doug Ford, en oubliant que la démocratie canadienne commande que les gouverneme­nts agissent dans le respect de la Constituti­on, se comporte en « dictateur ».

Le constituti­onnaliste à la retraite Peter Russell abonde dans ce sens. « M. Ford fait partie d’une nouvelle race de politicien­s, les populistes. Ils clament que la seule chose qui compte est d’avoir un mandat du peuple. C’est très dangereux », pense-t-il, parce que « quelle que soit votre popularité, vous êtes soumis à la règle de droit. […] Ford croit, comme Trump qu’il est au-dessus des lois ».

Jean-François Gaudreault-Desbiens, doyen de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, rappelle que la dispositio­n de dérogation peut être légitimeme­nt invoquée quand, après un long débat public et mûre réflexion, un gouverneme­nt estime que d’autres intérêts que les droits garantis par la Charte doivent être pris en considérat­ion. Ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

«C’est un discours assez classique d’une certaine droite qui s’oppose au militantis­me judiciaire en disant “Nous sommes élus, vous ne l’êtes pas, vous n’avez pas de légitimité”, ce qui est rigoureuse­ment inexact parce que les tribunaux ont une légitimité constituti­onnelle. C’est de la démagogie. »

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