La question de l’urne
François Legault a pris un risque calculé en déclarant que les seuils d’immigration établis par les libéraux constituent un danger pour l’avenir du français au Québec. Il était écrit dans le ciel que le premier ministre Couillard allait l’accuser de mener une campagne de peur. La question était de savoir comment réagirait l’électorat. Les résultats du dernier sondage Léger-Le-Devoir-The Gazette, effectué entre le 7 et le 10 septembre, au lendemain de la déclaration de M. Legault, laissent penser que le calcul de M. Legault était le bon. Depuis le sondage de fin d’août, la CAQ a perdu 6 points chez les non-francophones, mais elle a conservé 42 % du vote francophone, qui déterminera l’issue de l’élection.
Inversement, le PLQ refait progressivement le plein du vote non francophone, mais il a subi une baisse de 4 points chez les francophones, qui ne sont plus que 17 % à l’appuyer. Ce recul empêche le PLQ de profiter d’une remontée de 2 points du PQ qu’appréhendaient les stratèges caquistes. Au bout du compte, l’avance de 5 points que la CAQ détenait sur les libéraux est même passée à 6 points.
M. Couillard devrait y réfléchir à deux fois avant de faire de l’immigration « la question de l’urne », qu’il ne pourra pas limiter à sa seule dimension économique. Ne lui en déplaise, les Québécois tiennent aussi à leur identité. Il est vrai que le premier ministre sortant préfère sans doute cette question à celle que propose M. Legault : « Voulez-vous faire un autre quatre ans avec les libéraux ? »
Pour le moment, la CAQ paraît toujours en mesure de former un gouvernement majoritaire. Qui plus est, étant le deuxième choix des électeurs libéraux aussi bien que des électeurs péquistes, elle pourrait encore profiter d’une plus grande polarisation du débat, alors que le potentiel de croissance du PLQ paraît de plus en plus limité.
Au PQ, on doit néanmoins pousser un soupir de soulagement. Tout le monde reconnaissait que Jean-François Lisée menait une bonne campagne, malgré les frasques de certains de ses candidats qui lui ont fait perdre le rythme, mais une bonne campagne n’est pas une garantie de résultat. Le PQ n’avait pas franchi la barre des 20 % depuis le printemps dernier. Par rapport aux 19 % dont Léger le créditait il y a dix jours, cela pourrait signifier une différence du simple au double en nombre de sièges. Si une victoire le 1er octobre demeure toujours hors de portée, des funérailles à court terme ne semblent plus à l’ordre du jour.
La force réelle de Québec solidaire demeure une inconnue. En fin de semaine, un sondage Mainstreet-Le Soleil lui accordait 15 % des intentions de vote, alors que Léger le crédite maintenant de 11 %. Des quatre partis, QS est toutefois celui dont le vote apparaît le plus fragile.
Si François Legault a déjà lancé un appel au vote stratégique pour battre les libéraux, il est à prévoir qu’à un moment ou l’autre, M. Lisée va appeler à l’unité de ceux qui veulent empêcher la CAQ ou le PLQ de démanteler l’État hérité de la Révolution tranquille. Cela supposerait qu’il invite aussi les électeurs péquistes à voter QS dans les circonscriptions où le candidat solidaire serait le plus susceptible de l’emporter. L’échec de la « convergence » a démontré à quel point la collaboration entre les deux partis est difficile.
Malgré l’inquiétude que peut susciter la perspective d’un gouvernement caquiste, M. Legault a sans doute fait naître de grands espoirs en renouvelant son engagement de modifier le mode de scrutin dans un premier mandat, malgré l’opposition des libéraux. Il promet même de présenter un projet de loi à cet effet dès la première année du mandat.
Cela peut poser un sérieux dilemme pour un électeur solidaire. Depuis sa création, QS rêve d’un mode de scrutin proportionnel, qui lui permettrait d’échapper à la marginalité parlementaire à laquelle le condamne le système actuel. Cela semble aussi être une condition essentielle à une éventuelle alliance entre les diverses composantes du mouvement souverainiste.
Même s’il a promis de ne pas imiter Justin Trudeau, croire à la sincérité de M. Legault exige un gros acte de foi. Après s’être formellement engagés à le modifier, libéraux et péquistes ont soudainement découvert de grands mérites au mode de scrutin qui les avait fait élire.
En revanche, contribuer à une défaite de la CAQ au profit des libéraux renverrait automatiquement le projet aux calendes grecques. L’élection d’un gouvernement minoritaire aurait le même effet. On peut très bien comprendre ceux qui répugnent à voir l’immigration comme la question de l’urne. Le changement de culture majeur que provoquerait la modification du mode de scrutin peut aussi être un enjeu.
Philippe Couillard devrait y réfléchir à deux fois avant de faire de l’immigration « la question de l’urne », qu’il ne pourra pas limiter à sa seule dimension économique