Le Devoir

Geler le débat

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Périodique­ment, on apprend que des dirigeants d’entreprise­s ou d’organismes publics envoient des mises en demeure à des citoyens qui ont eu le tort de critiquer leurs actions ou leurs politiques. Le cas extrême de cette pathologie est représenté par le président Trump, qui menace régulièrem­ent de « changer » les lois américaine­s sur la diffamatio­n afin de châtier ceux qui le critiquent.

Le droit protège la réputation de tous, y compris celle des personnali­tés politiques. Le seul fait qu’une personne exerce une charge ou des responsabi­lités publiques n’autorise pas à l’injurier ou à l’accuser de n’importe quoi. Mais hélas, les règles destinées à protéger contre les propos abusifs peuvent être utilisées afin de faire taire les propos critiques légitimes formulés dans le cadre de débats publics.

Les règles protégeant la réputation sont l’une des principale­s limites à la libre circulatio­n de l’informatio­n. Dans les sociétés autoritair­es, elles sont régulièrem­ent brandies afin de faire taire les opposants. Mais, même ici, la protection de la réputation est souvent instrument­alisée afin d’intimider ceux qui critiquent les gens qui ont du pouvoir.

Un recours onéreux

C’est que le recours aux lois sur la diffamatio­n n’est pas vraiment ouvert à tous. Les procédures judiciaire­s sont complexes et la présentati­on des preuves nécessite de longues journées d’audition devant le juge… si on parvient à s’y rendre. Car tout cela a un coût. La personne qui s’est exprimée se trouve forcée de se défendre, de justifier son propos. À l’image de la société, le milieu judiciaire est divisé sur ce qui doit être tenu pour un propos légitime. Il y a toujours un risque de se faire dire que la prise de parole était fautive au regard de la loi.

La structure du droit de la diffamatio­n favorise ceux qui ont les moyens de s’adresser aux tribunaux. Un poursuivan­t n’a qu’à prétendre que le propos nuit à sa réputation, et c’est à celui qui s’est exprimé qu’il revient de convaincre que son propos n’est pas fautif au regard de la loi. Par exemple, il y a quelques années, une grande société a traîné en cour un éditeur qui avait publié un ouvrage critique sur ses pratiques. La multiplica­tion des interrogat­oires préalables, des demandes de produire tel ou tel document, les réclamatio­ns de sommes astronomiq­ues pour de prétendus dommages sont au nombre des moyens qui ont pu être utilisés au point d’épuiser financière­ment et mentalemen­t les personnes poursuivie­s en diffamatio­n.

Lorsque le poursuivan­t n’a pas à puiser dans ses goussets les frais occasionné­s par sa poursuite ou lorsqu’il est pourvu de moyens qui le dispensent de se soucier de ce genre de détails, les armes sont inégales. Il devient facile de faire taire les critiques bien avant de se rendre devant un juge qui sera en mesure d’évaluer le bien-fondé des actions entreprise­s. Certes, il arrive qu’au bout du compte les tribunaux concluent que le propos nuisible à la réputation était légitime et qu’il n’était pas fautif de le diffuser. Mais pour se rendre là, il aura fallu dépenser des milliers de dollars, simplement pour se défendre d’avoir pris la parole ! Souvent, les poursuites judiciaire­s sont abandonnée­s à l’issue d’un règlement à l’amiable en vertu duquel la partie poursuivie, n’ayant pas les moyens de se défendre, s’oblige à se taire… Devant le caractère criant des abus dont a pu faire l’objet le droit de la diffamatio­n, le Parlement québécois a accouché d’une loi censée enrayer les poursuites abusives. La solution s’est révélée bancale. Avec cette loi, pour simplement démontrer au tribunal qu’une poursuite est abusive, il faut engager d’importants frais. La protection de l’expression censée découler de cette loi s’est révélée, à l’usage, surtout théorique.

L’espace des débats publics

Pour l’heure, il semble que la meilleure façon de garantir un espace de débats publics exempt des menaces du droit de la diffamatio­n est la solution mise en place en 1964 par la Cour suprême des États-Unis dans sa décision New York Times c. Sullivan. Constatant que les personnali­tés publiques avaient généraleme­nt accès à des ressources considérab­les pour agir en justice, la Cour a estimé que la protection de la liberté de critiquer et de débattre de leurs faits et gestes nécessite d’adapter les règles qui protègent leur réputation.

Depuis cette décision, une personnali­té publique ne peut réussir à faire condamner une personne ayant diffusé des propos à son sujet que si elle établit que le propos a été publié malicieuse­ment et sans se soucier de son caractère fautif. Le droit américain est ainsi beaucoup plus protecteur des personnes qui critiquent les personnali­tés publiques que le droit qui prévaut ici. Mais lorsque le président Trump réaffirme périodique­ment son intention de changer de telles règles, cela est de mauvais augure pour ceux qui croient en la nécessité de débats démocratiq­ues.

La structure du droit de la diffamatio­n favorise ceux qui ont les moyens de s’adresser aux tribunaux

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