Crise financière et crise de confiance dans le modèle occidental
La faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, a plongé l’économie mondiale dans sa pire crise financière depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ce choc et les effets de la « Grande Récession » qui a suivi, en venant exacerber le creusement des inégalités et alimenter la montée du populisme, restent encore bien ancrés dans notre quotidien économique et social. Deuxième d’une série d’articles sur cette crise, dix ans plus tard. Le modèle politique et économique occidental ressort de plus en plus comme l’une des grandes victimes de la dernière crise économique.
«La crise a étendu un long nuage sombre qui ne semble pas vouloir s’estomper de sitôt », a observé, la semaine dernière dans un blogue, Christine Lagarde. La directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) y rappelait, entre autres, que la plupart des 24 pays a avoir été victimes d’une crise bancaire dans la foulée de la faillite de Lehman Brothers n’ont toujours par retrouvé leur activité économique normale 10 ans plus tard, que l’Américain moyen aura perdu 70 000 $ dans l’aventure à la fin de sa vie et que les pays développés auront alourdi leur dette publique de l’équivalent du tiers de la taille de leur économie.
Mais peut-être plus encore, Christine Lagarde constatait l’élargissement de « nouvelles lignes de faille post-crise », lié notamment aux « inégalités excessives, au protectionnisme et aux politiques nombrilistes ».
On entendait des critiques contre la déréglementation économique, la mondialisation, la stagnation des salaires, la montée des inégalités et l’incompétence des élites politiques bien avant l’effondrement de Wall Street, en 2008, rappelle Angelo Katsoras, analyste géopolitique à la Banque Nationale.
La débandade des marchés
La débandade des marchés financiers, les milliers de travailleurs qui ont perdu leur emploi et même leur maison durant la Grande Récession qui s’en est suivie, ainsi que le sauvetage des banques à coups des milliards par les gouvernements en même temps qu’on imposait à l’ensemble de la population de sévères politiques d’austérité n’ont rien arrangé à l’affaire. Cela n’a sans doute pas manqué de compter dans l’élection de Donald Trump, le vote du Brexit et la popularité de plusieurs mouvements plus radicaux, de gauche comme de droite, aux ÉtatsUnis comme en Europe, qui dénoncent les immigrants, les élites, le système économique et toutes sortes de complots.
Coûteux pour la société
« Beaucoup de gens ont perdu confiance dans le système, et cela est extrêmement coûteux pour la société », constate à son tour Tiff Macklem, professeur de finances à l’École de gestion Joseph L. Rotman de l’Université de Toronto et exnuméro deux de la Banque du Canada. « Bien que je ne sois pas d’accord avec beaucoup de ces opinions extrêmes, vous pouvez comprendre que si les gens estiment que le système ne fonctionne pas pour eux, ils peuvent être attirés par des idées plus radicales qui semblent leur promettre quelque chose de mieux. Ce n’est pas fini. Ce cycle populiste est en pleine effervescence. »
Le fiasco des dernières années n’a pas manqué de réduire considérablement le prestige et l’attractivité du modèle politique et économique occidental auprès des autres pays, notamment des puissances montantes comme la Chine, observe Angelo Katsoras. « On se dirige de plus en plus vers un monde multipolaire. Cette évolution était probablement inévitable, mais la crise, l’élection de Donald Trump et les difficultés de l’Union européenne contribueront peut-être à devancer les choses de 15 ou 20 ans. »
Paradoxalement, la crise financière semble avoir été plus dommageable dans l’opinion publique pour les politi- ciens de centre gauche que pour les politiciens de droite, relève l’historien britannique Adam Tooze dans un livre qui s’est tout de suite imposé cet été comme une référence sur le sujet. Le génie de la droite aux États-Unis, au Royaume-Uni ou encore en Allemagne — dans sa politique face à la Grèce, par exemple — a été de parvenir à renverser les perspectives et à faire porter la responsabilité des impacts de la crise et des mesures d’austérité aux politiques budgétaires incontrôlées des gouvernements de gauche, dit-il, alors que la faillite de Lehman Brothers a d’abord été celle du modèle néolibéral de champions de la droite comme Margaret Thatcher ou Ronald Reagan.
1929 et 2008
Certains se rassureront peut-être en se disant que la fameuse crise financière de 1929 avait finalement donné lieu, après une terrible récession, à une escalade du protectionnisme et à une flambée du nationalisme, à l’adoption d’une série de réformes économiques, politiques et sociales qui avait jeté les bases de meilleurs mécanismes d’encadrement de l’économie et de partage de la richesse, mais le contexte est très différent, observe Michael Huberman, professeur d’histoire économique et cotitulaire de la Chaire McConnell en études américaines de l’Université de Montréal. « Nous avons aujourd’hui un filet social qui n’existait pas à l’époque. Et puis, ces réformes ont mis plus de temps qu’on pense à se mettre en place. »
En fait, la plupart des réformes, comme celles sur le droit de vote universel une dizaine d’années plus tôt, ne sont pas venues avant qu’on ait connu les guerres mondiales que l’on sait. «Une autre différence importante est que, durant ces années d’après-guerre, les gouvernements occidentaux étaient en concurrence avec un modèle économique et politique : les pays communistes. Or, ils n’ont plus à tenir compte maintenant d’un tel concurrent. »
L’historien se garde bien cependant d’exprimer une opinion trop arrêtée sur l’importance relative et les conséquences de la dernière crise financière. « Il est encore trop tôt pour répondre à ces questions.
Qui sait? Donald Trump ne sera peut-être qu’un accident de parcours et le Brexit n’aura peut-être pas d’impact tellement grand. Le temps seul le dira. »
La crise a étendu un long nuage sombre, qui ne semble pas vouloir s’estomper de sitôt CHRISTINE LAGARDE