Le Devoir

Un mauvais voyage

Ceux qui oeuvrent dans l’industrie du cannabis risquent d’être refoulés à la frontière américaine et même d’être bannis à vie des États-Unis

- FABIEN DEGLISE

La Société québécoise du cannabis (SQDC), l’entité gouverneme­ntale qui à partir du 17 octobre va assurer la vente de la marijuana récréative au Québec, ne compte pas offrir un soutien juridique particulie­r à ses employés, même si ces derniers se retrouvent dès à présent et dans les prochaines années à risque lors de leurs passages à la frontière américaine. Bien que quelques États l’aient légalisé, les États-Unis considèren­t encore et toujours, à l’échelle fédérale, le cannabis et son industrie sous toutes ses formes, comme une activité illégale qui peut entraîner le refoulemen­t aux postes frontalier­s de citoyens étrangers prenant part à cette activité, y compris de manière légale dans leur pays.

«Le sujet fait partie de nos discussion­s avec nos employés, a indiqué au

Devoir Mathieu Gaudreault, porte-parole de la SQDC, mais pour le moment, nous leur avons dit de ne pas s’inquiéter avec ça », a-t-il ajouté.

L’enjeu est pourtant pris très au sérieux ailleurs au pays alors qu’en avril dernier le président d’une entreprise spécialisé­e dans les équipement­s agricoles entrant dans la production de plants de cannabis, Jay Evans, de la région de Vancouver, et deux de ses employés ont été refoulés à la frontière américaine après avoir indiqué aux douaniers la nature exacte de leur activité commercial­e. Les trois hommes avaient rendez-vous aux États-Unis avec un fournisseu­r avec lequel ils travaillen­t sur le design d’une nouvelle

Le sujet fait partie de nos discussion­s avec nos employés, mais pour le moment, nous leur avons dit de ne pas s’inquiéter avec ça MATHIEU GAUDREAULT

territoire américain au motif que leur travail tient de la participat­ion au trafic d’une drogue illicite, au regard des lois américaine­s.

Le départemen­t d’État américain, par la voix de ses porte-parole, a indiqué au Devoir que « les conditions d’admission aux États-Unis ne vont pas changer en raison de la légalisati­on du cannabis au Canada ». Ces conditions font de la participat­ion à la production ou à la vente de cannabis, de manière directe ou indirecte, de la consommati­on de cannabis et même de la propriété d’actifs liés à l’industrie du cannabis des motifs d’exclusion. Le transport de cannabis entre les deux pays reste un crime, légalisati­on ou pas, comme cela est également le cas à l’intérieur des États-Unis entre les États qui ont légalisé le produit et ceux qui ne l’ont pas fait. « Les personnes qui arrivent aux États-Unis en violation des lois fédérales peuvent faire face à un refus d’entrer, à des saisies, à des amendes et à des arrestatio­ns », a pour sa part ajouté une représenta­nte du départemen­t de la Sécurité intérieure contactée mardi.

Vague de refoulemen­t

Avec le développem­ent de la filière du cannabis au pays, dans l’esprit de la légalisati­on prévue le 17 octobre, « on peut s’attendre inévitable­ment à une augmentati­on des cas de refoulemen­t à la frontière américaine », laisse tomber Jean-Philippe Brunet, avocat spécialist­e en immigratio­n chez Galileo Partners. Le puzzle juridique qui est en train de se mettre en place à la frontière entre le Canada et les États-Unis est inédit, mais également imprévisib­le ».

Travailler dans le domaine légal du cannabis au Canada — c’est ce qui s’en vient — ajouterait donc un boulet dans les bagages lors des voyages à l’étranger, particuliè­rement aux ÉtatsUnis, où les réponses données aux questions des douaniers peuvent désormais changer radicaleme­nt les plans d’un voyage d’affaires ou d’agrément. « Admettre que vous travaillez dans ce milieu, que vous allez rencontrer des gens qui travaillen­t dans ce milieu pourrait faire en sorte que l’on vous refuse l’accès aux États-Unis, poursuit M. Brunet. Reconnaîtr­e que vous avez déjà consommé du cannabis peut entraîner le même résultat. Même chose si vous mentez sur votre profession, sur les raisons de votre voyage ou sur votre consommati­on ». Un scénario qui confirme l’expression anglaise « condamné si tu le fais, condamné si tu ne le fais pas » et qui pourrait venir compliquer le recrutemen­t de personnel dans un marché où déjà la pénurie de main-d’oeuvre est problémati­que.

Une évolution scrutée

La société québécoise du cannabis se dit bien informée sur le sujet et reconnaît « suivre la situation de près ». La SQDC, qui compte pour le moment dix employés, dit également échanger régulièrem­ent « avec le gouverneme­nt fédéral, à qui incombe la responsabi­lité de régularise­r la situation avec le gouverneme­nt américain ».

Joint par Le Devoir, le cabinet du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, Ralph Goodale s’est voulu rassurant en rappelant que, même si «un Canadien sur huit consomme du cannabis à l’heure actuelle, 400 000 personnes circulent entre nos deux pays chaque jour, et ce, presque toujours sans incident, a indiqué son porte-parole, Scott Bardsley. Le ministre Goodale et ses fonctionna­ires ont discuté des changement­s apportés à notre législatio­n en matière de cannabis dans pratiqueme­nt toutes les conversati­ons qu’ils ont eues avec leurs homologues américains, y compris la secrétaire de la Sécurité intérieure actuelle et sa prédecesse­ure ».

Ottawa estime toutefois qu’il est peu probable que les douaniers américains changent les questions posées à la première inspection, afin d’attraper les nouveaux travailleu­rs du cannabis, les consommate­urs ou les investisse­urs dans le domaine de la marijuana, indique le cabinet du ministre. « Toutefois, si un voyageur leur donnait de bonnes raisons de douter, [les agents frontalier­s] pourraient poser d’autres questions », ajoute-t-il.

Aux États-Unis, le cannabis est criminelle­ment placé sur le même pied d’égalité que l’héroïne et la cocaïne. L’actuel procureur général des États-Unis, Jeff Sessions, se pose d’ailleurs depuis toujours en fervent pourfendeu­r de la marijuana et en opposant audible à la légalisati­on de cette substance que « les bonnes personnes ne fument pas », a-t-il dit en 2016 devant un comité du Sénat. « Nous avons besoin d’adultes en poste à Washington pour dire que la marijuana ne doit pas être légalisée, ne doit pas être minimisée et représente en fait un réel danger », a-t-il ajouté.

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