Le Devoir

Offensive contre les géants de l’édition scientifiq­ue

- MARCO FORTIER

Les conseils de recherche de onze pays européens, dont la France et le Royaume-Uni, prennent les grands moyens pour endiguer la soif de profits des géants de l’édition scientifiq­ue, qui siphonnent les budgets des bibliothèq­ues universita­ires.

Ces onze États viennent de dévoiler un plan qui obligera d’ici deux ans leurs chercheurs subvention­nés à publier le fruit de leurs travaux sur des plateforme­s en libre accès. Le but : mettre fin à la domination commercial­e des cinq plus grands éditeurs scientifiq­ues, qui font des profits considérab­les en publiant des articles fournis par les universita­ires.

«Il ne faut pas enfermer la science derrière des murs payants », indique le manifeste du nom de « Plan S » dévoilé la semaine dernière par Science Europe, un regroupeme­nt d’organisati­ons européenne­s vouées à la promotion et au financemen­t de la recherche.

« Aucune raison ne justifie un modèle d’affaires établi sur des abonnement­s à des publicatio­ns scientifiq­ues. À l’ère numérique, le libre accès augmente la portée et la visibilité de la recherche universita­ire », précise le document signé par Marc Schiltz, président de Science Europe.

Outre Paris et Londres, cette offensive est appuyée par les organismes subvention­naires des pays suivants : Suède, Norvège, Pays-Bas, Autriche, Irlande, Luxembourg, Italie, Pologne et Slovénie. Ces États, comme bien d’autres (dont le Québec et le Canada), en ont assez des coûts astronomiq­ues des abonnement­s aux publicatio­ns scientifiq­ues comme Nature ou Science.

Comme Le Devoir l’a rapporté au cours de l’été, les frais d’abonnement aux magazines scientifiq­ues accaparent désormais 73 % des budgets d’acquisitio­n des bibliothèq­ues universita­ires. Les cinq grands éditeurs publient à eux seuls plus de la moitié des articles savants dans le monde. Les abonnement­s à ces magazines coûtent tellement cher que certaines bibliothèq­ues n’ont plus les moyens d’acheter des livres.

L’offensive des pays européens contre ces tarifs jugés déraisonna­bles risque de faire mal aux géants de l’édition — notamment les groupes Elsevier, Springer Nature, John Wiley & Sons, Taylor & Francis et SAGE Publicatio­ns — qui dominent le marché mondial.

« Ce ne sera pas la mort demain de ces grands ensemblesl­à, mais cette campagne s’ajoute aux désabonnem­ents [aux périodique­s scientifiq­ues] de beaucoup d’université­s en réaction à la hausse des coûts d’abonnement », dit Vincent Larivière, professeur à l’École de bibliothéc­onomie et des sciences de l’informatio­n de l’Université de Montréal (UdeM). Il dirige la Chaire de recherche du Canada sur les transforma­tions de la communicat­ion savante.

Crise mondiale

Les grandes revues comme Nature sont attrayante­s pour les chercheurs. Ces magazines sont prestigieu­x. Ils sont lus, donc beaucoup cités. Et pour réussir en tant que professeur — être embauché, obtenir une promotion —, il faut être cité par ses pairs. C’est pour ça que les magazines scientifiq­ues peuvent se permettre de facturer une fortune en abonnement­s aux bibliothèq­ues universita­ires.

Les éditeurs scientifiq­ues obtiennent pourtant leurs articles tout à fait gratuiteme­nt : les chercheurs ne sont pas payés par les magazines pour publier leurs travaux. Ça fait partie de leur tâche de professeur. Et les articles sont révisés bénévoleme­nt par des pairs. Plus troublant encore, un nombre croissant de revues scientifiq­ues imposent des frais de 3000 $ ou 5000 $, par exemple, aux professeur­s qui veulent que leurs articles soient en libre accès.

Ce modèle d’affaires des revues savantes soulève un tollé partout dans le monde, rappelle Vincent Larivière. Le biologiste Randy Schekman, de l’Université de Californie, a même appelé au boycottage des magazines ayant publié ses travaux qui lui ont valu le prix Nobel. Il a fondé en 2012 son propre journal, eLife, qui publie ses articles en libre accès.

Aux États-Unis, de puissants organismes comme la Fondation Bill & Melinda Gates et les Instituts nationaux de santé (National Institutes of Health) exigent aussi que les recherches scientifiq­ues qu’ils financent soient publiées en libre accès.

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