Le Devoir

Le système de santé a évolué, oui. Mais dans quel sens ?

- Bernard Roy Professeur titulaire à la Faculté des sciences infirmière­s de l’Université Laval

Lors d’un débat organisé par la FIQ, la porte-parole en matière de santé de QS, Véronique Roy, affirma que sa formation politique désirait actualiser le rêve des années 1970 en matière d’organisati­on des soins de première ligne. Posant un regard ironique sur sa vis-à-vis, la candidate libérale et aspirante au poste de ministre de la Santé, Gertrude Bourdon, affirma, d’un ton condescend­ant, que «nous ne sommes plus dans les années 1970. Nous avons évolué ».

Il est vrai, Madame Bourdon, que nous ne sommes plus dans les années 1970. Et le système de santé a effectivem­ent évolué considérab­lement depuis cette décennie d’un autre siècle. Toutefois, cette évolution est allée dans un sens tout à fait contraire au «virage santé» que proposaien­t des utopistes comme les Villedieu, Illich, Lalonde, Castonguay et quelques autres. Ces penseurs, d’un autre temps, témoins de l’hypermédic­alisation de la société québécoise de l’époque, estimaient que les milieux de la santé devaient transforme­r en profondeur les modèles sociocultu­rels de la maladie et de la santé qui les animaient. Ces idéalistes ringards jugeaient essentiel que survienne un bouleverse­ment des principes économique­s, sociaux et politiques qui régissaien­t une société québécoise de plus en plus libérale. Une société dominée par de puissants groupes d’intérêts, dois-je les nommer, qui, dans le champ de la santé, défendaien­t la libre concurrenc­e, la privatisat­ion, la limitation des interventi­ons de l’État au profit du libre choix et de l’intérêt d’individus prétendume­nt indépendan­ts les uns des autres.

Des valeurs diamétrale­ment opposées à celles des citoyennes et citoyens, infirmière­s, médecins et autres intervenan­ts, qui, en 1968, fondaient la clinique populaire de Pointe-Saint-Charles (CPPSC). Claude Castonguay, dans un entretien qu’il accordait en 2004, mentionna que l’organisati­on des cliniques populaires comme la CPPSC inspira la création des CLSC. Par crainte d’être targués d’obédience communiste, les commissair­es ne dévoilèren­t jamais cette source d’inspiratio­n. L’organisati­on de la CCPSC comme d’autres cliniques populaires mettait en avant la démystific­ation de la médecine libérale qui ne parvenait pas à répondre aux besoins des population­s défavorisé­es.

Malgré l’évolution prétendue par Gertrude Bourdon, en 2018, il apparaît que la médecine libérale ne parvient toujours pas à répondre aux besoins des population­s vulnérable­s et non seulement de celle-ci. Il suffit de penser à la coopérativ­e de solidarité SABSA en basse-ville de Québec. Créée en 2011, cette coopérativ­e constituai­t et constitue toujours une solution à l’incapacité du système de santé à répondre aux besoins de soins de grands pans des population­s des quartiers centraux. Un des hauts dirigeants de la Fédération des médecins omnipratic­iens du Québec (FMOQ) avoua aux infirmière­s de SABSA, il y a quelques années, que la majorité des médecins préféraien­t, de loin, pratiquer auprès de clientèles moins poquées.

Madame Bourdon a raison, le système de santé a évolué… mais dans le sens unique que lui ont insufflé les puissantes corporatio­ns médicales. À peine les CLSC furent-ils fondés au début des années 1970 que la FMOQ se mit à faire de la résistance contre ceux-ci. Cette puissante organisati­on n’acceptait pas que ses membres soient considérés sur le même pied que les citoyennes et citoyens qui siégeaient, avec eux, aux CA des CLSC. La FMOQ acceptait encore moins la propositio­n de mettre à salaire les médecins oeuvrant au sein des CLSC. De ce côté-là, il n’y a pas eu beaucoup d’évolution. Les corporatio­ns médicales demeurent fortement opposées à réformer le mode de rémunérati­on des médecins. Considéran­t les CLSC comme une menace à leur libre entreprise, la FMOQ recommanda à ses membres de ne pas s’y engager. Elle les encouragea plutôt à créer un vaste réseau de polycliniq­ues, ancêtres des GMF et superclini­ques du Dr Barrette. Est-ce de l’évolution ou de la résistance permanente ?

Le système de santé québécois a évolué dans le sens des intérêts de puissants et un peu moins puissants ordres profession­nels. Sous le couvert de la protection du public, en s’acoquinant les uns aux autres, ces ordres protègent davantage leurs membres que le public. […]

Pour ma part, je continuera­i d’enseigner à mes étudiantes et étudiants en sciences infirmière­s les valeurs passéistes de la santé communauta­ire des années 1970. Ces valeurs qui contribuèr­ent à élaborer une propositio­n de soins de première ligne de proximité inscrits dans une approche communauta­ire qui contribuai­t à transforme­r les milieux de vie. Je persistera­i à leur enseigner l’histoire d’infirmière­s qui ont su prendre leur place dans le système de santé et qui refusaient de quémander leur autonomie auprès des corporatio­ns médicales. En m’appuyant sur des « données probantes » qui ne font pas l’apologie du système Toyota, je leur enseignera­i l’efficience en première ligne de soins infirmiers compétents inscrits dans une interdisci­plinarité horizontal­e et respectueu­se.

Mais, surtout, je persistera­i à leur enseigner qu’elles sont des soignantes et que le soin, comme l’affirment les philosophe­s Fabienne Brugère et Frédéric Worm, est politique.

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