Le Devoir

Comprendre la discrimina­tion systémique

- Professeur­e titulaire de la Faculté de droit et membre du Centre sur les droits de la personne et le pluralisme juridique de l’Université McGill Boursière à la Fondation Jeanne Sauvé, membre du groupe Montréal en action Colleen Sheppard Kara Sheppard-Jon

À la suite du dépôt d’une pétition citoyenne du groupe Montréal en action, la Ville de Montréal a annoncé le 17 août dernier qu’elle tiendra une consultati­on publique sur le racisme et la discrimina­tion systémique­s, une première du genre au Québec. D’un jour à l’autre, plus de détails sur cette consultati­on devraient être annoncés par la Ville. Dans ce contexte, nous trouvons impératif de bien comprendre ce que signifie une discrimina­tion ou un racisme systémique­s.

Un problème est systémique lorsqu’il va au-delà des situations isolées et individuel­les. Il se reflète plutôt à travers des problèmes récurrents et répandus, des politiques et pratiques institutio­nnelles qui excluent des personnes et des injustices dans plusieurs facettes de la société et à travers plusieurs génération­s.

Bien que depuis le milieu des années 1980 la Cour suprême du Canada ait reconnu le concept de discrimina­tion systémique, il existe encore une certaine confusion quant à la manière de l’identifier. Pour comprendre le concept, nous croyons qu’il est utile d’analyser trois niveaux de discrimina­tion : le micro, l’institutio­nnel et le macro.

Le niveau micro fait référence à des actes de discrimina­tion entre individus. Vous pouvez penser à un commentair­e raciste fait au travail ou à un propriétai­re qui refuse de louer un logement à une personne à cause de sa religion, par exemple. La plupart des gens comprennen­t cette forme de discrimina­tion.

Mais comment passer d’une compréhens­ion de la discrimina­tion interperso­nnelle à la discrimina­tion systémique ? Dans le cas d’une personne à qui on refuse un emploi ou qui est négligée pour une promotion, ou qui se fait arrêter par la police, chaque incident peut sembler isolé et exceptionn­el. C’est faux. La recherche nous démontre que la discrimina­tion peut être récurrente et systématiq­ue pour certains groupes. Par exemple, une étude de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse révèle qu’une personne ayant un nom de famille comme Ben-Saïd ou Traoré a 60 % moins de chances d’être rappelée pour un entretien, à qualificat­ions égales, qu’une personne ayant un nom de famille comme Bélanger ou Morin.

Dynamiques de pouvoir

De plus, rappelons-nous que la capacité des individus à discrimine­r est intégralem­ent liée à leur position, à leur autorité, à leur pouvoir et à leurs privilèges au sein des organisati­ons. Ça veut dire qu’on ne peut pas ignorer les dynamiques de pouvoir entre, par exemple, un superviseu­r et son employé, entre un policier et un suspect et entre un professeur et son étudiant. En gros, on ne peut pas séparer la discrimina­tion individuel­le de son contexte organisati­onnel. Donc, quand la discrimina­tion individuel­le est récurrente au sein d’une organisati­on, ou lorsqu’elle est renforcée par des inégalités de pouvoir et de statut, cela devient plus qu’un problème individuel. C’est un problème systémique.

Deuxièmeme­nt, il existe le niveau institutio­nnel. Au-delà des relations entre individus, la discrimina­tion peut émaner des politiques et pratiques des organisati­ons de notre quotidien (écoles, lieux de travail, services publics). Souvent, ces politiques ou règles paraissent neutres alors qu’elles discrimine­nt des individus selon leur appartenan­ce à un groupe. Par exemple, s’il n’y a que des escaliers pour accéder à un lieu de travail, les personnes ayant un handicap physique seront exclues de cette organisati­on. Si un examen scolaire est prévu le jour d’une fête religieuse minoritair­e, les élèves de cette religion seront affectés négativeme­nt. Et les effets discrimina­toires existent même s’ils ne sont ni voulus ni prévus. On peut alors parler de discrimina­tion systémique ancrée au sein des politiques, pratiques et normes des organisati­ons.

Cependant, les organisati­ons ne fonctionne­nt pas en vases clos, à distance les unes des autres et de la société en général. C’est ce qui nous amène à considérer le niveau macro. La discrimina­tion a un effet boule de neige et représente un cercle vicieux. Comment ? Considéron­s deux exemples: les femmes qui sont moins payées pour un travail égal vivent avec ce fardeau tout au long de leur carrière, ce qui entraîne une augmentati­on du taux de pauvreté chez les femmes âgées et affecte également leurs enfants et leurs familles. De même, lorsque des individus issus de communauté­s racisées sont sous-représenté­s dans les postes de pouvoir ou surreprése­ntés dans les prisons, cela affecte leur bienêtre économique, social, familial et leur dignité humaine.

Ce qui se passe dans un lieu de travail, dans une école ou dans les services publics est également lié à des politiques publiques plus larges et au financemen­t politique. Par exemple, jusqu’à récemment, le Québec n’offrait pas d’éducation publique gratuite aux enfants d’immigrants sans papier, contribuan­t ainsi à un cycle d’exclusion pour des personnes racisées.

Alors que nous entamons la consultati­on publique à Montréal et à la lumière de la commission Viens sur la discrimina­tion systémique contre les peuples autochtone­s dans l’accès aux services publics au Québec, il est essentiel que les politicien­s et les Québécois comprennen­t les niveaux micro, institutio­nnel et macro de la discrimina­tion systémique. Oui, c’est complexe. Mais c’est une tâche qui rendra notre société plus juste et plus équitable. Il nous reste beaucoup de travail à faire, mais encore plus à gagner.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR La recherche nous démontre que la discrimina­tion peut être récurrente et systématiq­ue pour certains groupes.

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