Le Devoir

Un Netflix mort de rire

- ODILE TREMBLAY

Si vous percevez les grands festivals comme des îles aux sentiers couverts de tapis rouges, c’est qu’ils vous ont imposé leurs chimères. En fait, ces rendez-vous en disent plus long sur eux-mêmes et les mutations du monde cinématogr­aphique que sur les stars apprêtées pour l’oeil des caméras. Quand je me pointe à Cannes ou au TIFF (les journalist­es à la Mostra de Venise écarquille­nt les yeux aussi), c’est avec la pensée : « Comme ça change ici ! » Le cinéma flotte entre deux eaux.

Prenez Netflix, au coeur des pourparler­s de coulisse. Cette plateforme nous dévoile bien des choses : sur les moeurs cinéphiliq­ues des gens devant leur petit écran, de la taille ou pas d’un cellulaire, sur les salles de cinéma en flottement, sur les téléséries en ascension, sur l’industrie qui forme ou déforme le public tout en épousant ses besoins. Netflix est un miroir de l’air du temps, doublé d’un bulldozer sans âme. Les rendez-vous de films doivent se tasser du chemin ou grimper à son bord.

Le TIFF (une première dans l’histoire des grands festivals) s’est offert un film d’ouverture : Outlaw King, de David Mackenzie, produit par cette plateforme. À la Mostra de Venise, le jury faisait l’histoire en accordant samedi dernier à un autre poulain Netflix son convoité Lion d’or : l’exceptionn­el Roma du Mexicain Alfonso Cuarón.

Pour pouvoir le positionne­r aux Oscar (catégorie meilleur film étranger et autres), le géant numérique, qui joue sur tous les tableaux, lancera ce bijou (vu à Toronto) sur de rares grands écrans nord-américains avant de le rediriger vers ses abonnés maison.

Or, si un film est fait pour être vu par le grand nombre au cinéma, c’est bien cette oeuvre intimiste en noir et blanc tournée en 65 mm. Les Oscar pourront-ils passer à côté de lui ? Non. Ils consacrero­nt d’une façon ou d’une autre le sublime Roma, sous astres alignés.

Tout pour faire paniquer le milieu. Dans un contexte difficile de chute d’audiences traditionn­elles, d’excellents films sont désormais produits par la plateforme américaine. Les voici privés de grands écrans : une perte sèche pour la cinéphilie, les distribute­urs indépendan­ts et les gérants de cinémas.

Les frustratio­ns s’aggravent quand Netflix met aussi la main, comme diffuseur, sur des films qu’il n’a pas produits, tel le poignant Girl du Belge Lukas Dhont, primé à Cannes, acheté là-bas, que nul ne verra chez nous en salle. J’ai croisé au TIFF le Montréalai­s Mario Fortin, à la tête du Beaubien et du Cinéma du Parc, qui adorait Girl et pleurait sa perte.

Cannes avait pris, après bras de fer, le parti des exploitant­s de salles en interdisan­t aux production­s Netflix l’accès à sa compétitio­n tant qu’elles passeraien­t au-dessus des grands écrans de l’Hexagone. Or, les règlements français exigent un intervalle de trois ans entre la projection d’un film en salle et sa sortie nationale sur support numérique. L’écart est excessif et en réévaluati­on.

Affaibli, le grand festival paie cher sa dissidence. Au printemps, Cannes dut se passer de Roma, qu’il désirait projeter hors concours. Netflix lui a retiré d’autres films pour châtier son entêtement, et certains distribute­urs américains suivirent en privilégia­nt les rendez-vous d’automne. Telluride, Venise (avec trois films de la plateforme en compétitio­n) et Toronto ont récupéré la manne vite fait, évoquant une modernité à embrasser sous peine de manquer le coche. On les comprend en plus.

« Ce sont des moutons qui ouvrent eux-mêmes au loup la porte de la bergerie ! » tonne de son côté le distribute­ur québécois Louis Dussault, de K-Films Amériques. L’Associatio­n française des cinémas d’art et d’essai s’indignait de concert : « Ainsi, Netflix, dont la puissance économique est sans commune mesure avec la plupart des acteurs de la filière cinématogr­aphique, cherche aujourd’hui à imposer “sa loi” : celle du plus fort, en bénéfician­t du prestige, de la notoriété et des retombées médiatique­s de la Mostra de Venise, mais en s’émancipant des règles d’un modèle existant. » […]

Eh oui ! La riche plateforme est morte de rire. Toute la chaîne alimentair­e qui sous-tend le cinéma d’auteur internatio­nal s’affaiblit, mais ni les festivals, ni les cinéastes ayant franchi le gué, ni le public devant les films au foyer, ni les gouverneme­nts ne s’entendent sur la manière de gérer l’insolent Netflix. Taxer davantage sa consommati­on ? Oui, mais encore ? Le géant prend ses aises à demeure. Il a déjà gagné la partie. Reste à soutenir l’industrie le mieux possible.

Le cinéma a survécu à bien des ouragans, dont celui de la télévision, mais les mutations se font désormais si vite que nul n’a le temps d’ériger de solides barricades. On comprend juste que l’oiseau du septième art est en train d’y laisser des plumes, et des belles, en tâchant de préserver pour l’heure sa tête et son bec : sinon, comment veux-tu mon merle chanter ?

Netflix est un miroir de l’air du temps, doublé d’un bulldozer sans âme. Les rendez-vous de films doivent se tasser du chemin ou grimper à son bord.

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