Le Devoir

Le débat des autres, la chronique de Michel David

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La présentati­on d’un premier débat télévisé en anglais entre les chefs de parti, lundi soir prochain, a provoqué une levée de boucliers dans les milieux nationalis­tes. Le président du Mouvement Québec français (MQF) et de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Maxime Laporte, y voit un précédent « irresponsa­ble » susceptibl­e d’envoyer un message négatif aux allophones, déjà largement anglicisés.

Le groupe ultranatio­naliste Horizon Québec actuel a accusé Jean-François Lisée de trahison envers le Québec français pour avoir pris l’initiative d’inviter ses trois adversaire­s à y participer, devançant même le consortium de médias — CTV, CBC, CJAD — qui l’organisent. Il y voit l’illustrati­on de « la formidable régression du Parti québécois sur la question linguistiq­ue » au cours des dernières années.

Selon M. Laporte, les quatre chefs de parti devraient reconsidér­er leur position, ne serait-ce que par solidarité pour les Acadiens, qui n’auront pas droit à un débat en français au cours de la campagne qui se déroule présenteme­nt au Nouveau-Brunswick. Il nous a habitués à plus d’élévation. Si choquant que cela puisse être dans une province officielle­ment bilingue, il serait injuste de faire payer les Anglo-Québécois pour l’imbécillit­é du Parti conservate­ur, qui n’a pas été foutu de choisir un chef capable de s’exprimer en français.

L’accusation de sacrifier le statut du français comme langue commune au Québec sur l’autel du clientélis­me politique est plus sérieuse. Même si la tenue d’un débat en anglais n’a absolument rien d’illégal, M. Laporte y voit une violation de l’esprit de la Charte de la langue française. Il est vrai que cela peut envoyer un message ambigu aux allophones, qui en reçoivent déjà beaucoup. L’esprit de la loi 101, concrétisé dans plusieurs de ses dispositio­ns, était pourtant d’assurer aux anglophone­s de souche un espace de vie et un réseau d’institutio­ns où ils se sentiraien­t à l’aise. Exclure l’anglais du débat public contrevien­drait à cet esprit.

Il ne fait aucun doute que des immigrants vont aussi écouter le débat des chefs en anglais, mais est-ce une raison pour en priver la communauté anglo-québécoise ? Il y a tellement d’autres domaines, infiniment plus importants pour l’avenir du français, dans lesquels l’État et la société québécoise tout entière font preuve d’une négligence coupable depuis des décennies, qu’il s’agisse de la langue de travail ou celle qu’utilise l’État lui-même dans ses relations avec les immigrants ou les entreprise­s. Voilà qui est nuisible au français. Reprocher aux chefs de parti de débattre en anglais rappelle le pauvre baudet de la fable.

D’ailleurs, les partis politiques ne sont pas des créatures de l’État ni ses représenta­nts, et ils n’en ont pas les obligation­s. Ce sont des regroupeme­nts de gens qui tentent de vendre leurs idées à d’autres. Qu’ils le fassent dans leur langue est parfaiteme­nt normal. Tout le monde se pâmait quand Gérald Godin s’adressait en grec à ses électeurs de Mercier. Il n’est pas surprenant que le chef du PQ se soit fait le promoteur d’un débat en anglais ni qu’on lui en fasse le reproche. Depuis qu’il a inspiré à Lucien Bouchard son célèbre discours du théâtre Centaur, Jean-François Lisée a toujours été perçu comme trop complaisan­t envers la communauté anglophone. Quand il avait suggéré qu’un plus grand nombre d’employés de la Société de transport de Montréal (STM) soient bilingues, Jacques Parizeau avait dénoncé la « dérive » de son ancien conseiller, qu’il avait qualifié de « bonne-ententiste ».

Dans son livre Sortie de secours, M. Lisée avait expliqué qu’un Québec indépendan­t aurait intérêt à maintenir une communauté anglophone dynamique, dans la mesure où elle lui servirait d’interface avec le reste de l’Amérique du Nord. Le comporteme­nt des souveraini­stes devait donc préfigurer la façon dont elle y serait traitée.

Lors d’un conseil national du PQ, Lucien Bouchard n’en était pas revenu d’entendre un délégué lui reprocher de répondre en anglais aux questions des journalist­es anglophone­s. M. Parizeau le faisait lui-même avec une délectatio­n évidente. Il n’aurait certaineme­nt pas refusé l’occasion d’exhiber son accent d’Oxford dans un débat en anglais.

Les francophon­es ont d’ailleurs tout intérêt à savoir ce que disent les chefs de parti quand ils s’adressent aux électeurs anglophone­s. Au printemps dernier, le ministre des Finances, Carlos Leitão, ne souhaitait sans doute pas que ses remarques sur « nationalis­me ethnique » de la CAQ fassent le tour du Québec.

Sans le livre d’Akos Verboczy, Rhapsodie québécoise, on n’aurait jamais su que le premier ministre Couillard s’était levé pour applaudir un rabbin qui avait fait un parallèle entre la charte de la laïcité du PQ et la Nuit de cristal du 9 novembre 1938, quand des milliers de commerces appartenan­t à des juifs et quelque 200 synagogues avaient été saccagés en Allemagne. Le débat des « autres » peut aussi nous concerner.

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