Louis Cornellier
«Mort, Duplessis suscite autant de controverses que vivant », écrivait l’historien Pierre Trépanier en 1978. «On n’a pas à s’en étonner. Car c’est plus qu’un homme qu’on juge, c’est toute une époque, toute une société et, indirectement, les enjeux idéologiques actuels. » Il faut dire que le personnage est si coloré, si fort, si riche, qu’on ne s’en tanne pas.
Depuis vingt ans, dans cette chronique, j’ai commenté une multitude d’ouvrages portant sur le chef de l’Union nationale. Quelques-uns d’entre eux méritent d’être rappelés. Dans Le patriarche bleu (Lanctôt, 1999), Claude Jasmin traçait un portrait contrasté de « notre mini-didacteur », en faisant ressortir sa mesquinerie politique et ses qualités humaines.
Dans Duplessis, non merci ! (Boréal, 2000), le sénateur Jacques Hébert ne faisait pas de quartier et parlait du politicien comme d’un «être qui a corrompu toute une société, d’un bord à l’autre, depuis l’humble cantonnier jusqu’à l’archevêque, et qui a avili le processus démocratique au point que le Québec était devenu la risée du monde ».
Douce noirceur
La sombre interprétation du sénateur illustre le discours dominant sur le chef bleu, généralement considéré comme un conservateur rétrograde par les amis du progrès et de la liberté. En 2010, toutefois, en préface d’un ouvrage collectif intitulé Duplessis, son milieu, son époque (Septentrion), l’historien Denis Vaugeois, un esprit libre, jette un pavé dans la mare. « Depuis un demi-siècle, lâche-t-il, on raconte n’importe quoi. » La Grande Noirceur ? « Je ne me suis rendu compte de rien ou du moins je n’ai pas eu plus de griefs contre Duplessis que j’en ai eu contre Pierre Elliott Trudeau. Duplessis pratiquait la chasse au communisme alors que Trudeau la faisait au séparatisme — et avec pas mal plus de dommages. » En 2016, l’essayiste Martin Lemay, dans À la défense de Maurice Duplessis (Québec Amérique), abandonnera toute mesure en claironnant que le personnage contesté « a été le plus grand premier ministre de l’histoire du Québec ».
Duplessis, on le constate, ne s’efface pas. Quand j’ai entendu, en début de campagne électorale, Philippe Couillard dire à ses électeurs de Roberval que leur circonscription avait été choyée dans les dernières années parce qu’ils avaient voté du bon bord, j’ai tout de suite, par réflexe, pensé à Duplessis, de qui j’entretiens l’image d’un homme prêt à tout pour garder le pouvoir.
Était-il «vraiment si pire que ça?» se demande Jonathan Livernois dans La révolution dans l’ordre (Boréal, 2018, 258 pages), une « histoire du duplessisme » librement menée, dans laquelle le jeune professeur et essayiste, « campé à gauche, indépendantiste perplexe », tente de se mettre au clair avec celui que toute une tradition intellectuelle présente comme le «potentat des Trois-Rivières».
Livernois n’enfile ni les habits du thuriféraire ni la plume du pamphlétaire. Il confie, dès le départ, n’avoir «pas d’animosité particulière envers le personnage de Maurice Duplessis». Il souhaite, en historien des idées, comprendre l’homme et son succès, afin de saisir la mentalité de ceux qui l’ont élu cinq fois, c’est-àdire les Canadiens français d’avant la Révolution tranquille. On comprendra, à la fin, que les Québécois d’aujourd’hui ne diffèrent pas tant que ça de leurs prédécesseurs.
Modernité et tradition
Si Duplessis, qui « gère le Québec comme une paroisse », obtient autant de succès, c’est qu’il parvient à rassurer les Québécois en surimposant au temps linéaire du progrès «un temps réconfortant parce que cyclique, répétitif et, en fin de compte, permanent ». Le Québec change et évolue grâce à moi, leur dit-il, en invoquant notamment son appui à la modernisation de l’agriculture, mais, en même temps, il ne change pas dans ses fondements. L’outillage mécanique est devenu nécessaire, entend-on dans un film de Maurice Proulx, cinéaste de Duplessis, dans les années 1950, mais «la terre ne change pas. Ni l’odeur du foin, ni l’homme ».
En 1952, le député unioniste Daniel Johnson définit l’oeuvre de Duplessis comme «une véritable révolution dans l’ordre », qui permet d’obtenir le meilleur de la modernité tout en conservant le meilleur de la tradition, et cela, sans rupture.
Le projet, reconnaissons-le, est séduisant, mais, c’est la thèse de Livernois, illusoire. Nous voulons collectivement vivre et perdurer, mais sans effort, au repos, sans rupture. Nous voulons un Québec libre et français, mais sans sortir d’un Canada qui s’y oppose ; nous voulons une société plus juste, mais dirigée par des joueurs de flûte caquistes et libéraux, qui nous promettent des réductions de taxes et d’impôts. «Le temps duplessiste, conclut Livernois, n’est pas tout à fait mort.» Au vu de l’actuelle campagne électorale, il est difficile de lui donner tort.