Le Devoir

L’exception culturelle vaut bien une pinte de lait

- BRIAN MYLES

Les négociatio­ns visant à moderniser l’Accord de libreéchan­ge nord-américain (ALENA) achoppent sur trois points : la gestion de l’offre, le mécanisme de règlement des différends et l’exception culturelle. La thématique la plus importante parmi les trois a été complèteme­nt passée sous silence lors du débat des chefs, jeudi, dans le segment portant sur la question nationale. Gestion de l’offre, gestion de l’offre… Et gestion de l’offre. Sans rien enlever à l’importance de cette question pour la survie et la vitalité de l’industrie agroalimen­taire québécoise, ce silence a de quoi inquiéter. La défense de l’exception culturelle vaut au moins une pinte de lait, non ?

Les électeurs plutôt las du débat sur le statut constituti­onnel du Québec ont accepté sans trop broncher, peutêtre même avec un certain soulagemen­t, que les élections de 2018 ne portent pas sur la souveraine­té, pour la première fois depuis près de cinquante ans. La co-porte-parole de Québec solidaire (QS), Manon Massé, a bien mentionné son empresseme­nt de mettre fin aux liens du Québec avec le Canada, cet « État pétrolier ». Le chef du Parti québécois (PQ), Jean-François Lisée, a réitéré son engagement de préparer le terrain, dans les quatre prochaines années, afin que les élections de 2022 portent sur l’indépendan­ce du Québec.

Les appuis minoritair­es dont bénéficien­t jusqu’ici QS et le PQ font en sorte que l’ombre du début d’un référendum reste une hypothèse distante, mais cette relative accalmie ne dispense pas les chefs de toutes les formations politiques de se saisir de la question nationale. S’il est vrai qu’elle a rimé pendant longtemps avec le statut constituti­onnel du Québec, il n’en demeure pas moins qu’elle est beaucoup plus large et beaucoup plus complexe, à plus forte raison en cette époque de grands bouleverse­ments.

Les échanges sur la question nationale, lors du débat de jeudi, donnaient l’impression que les chefs exécutaien­t une figure imposée, sans grande conviction. Pas un mot sur la révolution numérique. Pas un mot sur la pression des géants du GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), qui souhaitent accéder aux marchés canadien et québécois sans entraves ni barrières, sous l’argument fallacieux qu’ils évoluent dans le commerce électroniq­ue. Pas un mot sur les mesures à prendre pour assurer la diversité des expression­s culturelle­s à l’heure du numérique, et pour que les créateurs et artistes québécois puissent être vus et entendus par leurs publics sur des plateforme­s étrangères déréglemen­tées, des plateforme­s soumises aux diktats d’algorithme­s aveugles aux préoccupat­ions des nations qui, à l’instar du Québec, sont inquiètes pour la pérennité de leur langue, de leur culture, et de leurs industries culturelle­s.

Sur papier, les quatre chefs sont favorables au maintien de l’exception culturelle. Le peu d’énergie qu’ils y consacrent témoigne d’une certaine insoucianc­e. L’ex-ministre de la Culture Louise Beaudoin, l’une des figures marquantes dans l’élaboratio­n des premiers traités internatio­naux sur la diversité culturelle, signalait récemment son inquiétude dans nos pages. L’accord intérimair­e intervenu entre les États-Unis et le Mexique interdit toute mesure discrimina­toire sur le livre, les films, la musique et autres produits culturels. « Ce texte ne peut pas être répliqué dans l’éventuelle entente Canada–États-Unis sans mettre en pièces tout le système sur lequel s’appuient l’industrie culturelle d’ici et les créateurs : quotas, subvention­s, crédits d’impôt, etc., écrivait-elle dans sa chronique. Un tel paragraphe ne signerait à terme rien de moins que notre arrêt de mort culturel. »

Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a promis de se livrer à une défense acharnée de l’exception culturelle. Encore faudrait-il savoir ce qu’il a en tête, puisqu’il a surtout évoqué des règles empêchant les sociétés américaine­s d’acquérir des médias de propriété canadienne. Or, il faut qu’un ALENA renouvelé reconnaiss­e que les géants du GAFA ne sont pas dans le commerce électroniq­ue, mais qu’ils agissent à la fois comme producteur­s et diffuseurs de contenus. Ils doivent être soumis aux mêmes obligation­s fiscales que les entreprise­s d’ici, mais aussi contribuer davantage à la découvrabi­lité des artistes et des créateurs d’ici.

C’est le rôle de la classe politique québécoise de rappeler au premier ministre Trudeau toute l’importance de l’exception culturelle. Il ne doit y avoir aucune limite à la capacité d’interventi­on du Canada, et aussi du Québec, dans l’univers numérique.

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