Le Devoir

La Silicon Valley contre le Parlement du Canada

- Daniel Bernhard Porte-parole du groupe Les AMIS de la radiodiffu­sion

Les empires technologi­ques de la Silicon Valley dominent nos vies, sur le plan tant social qu’économique.

Mais, au fond, leur pouvoir repose sur une chimère de l’innovation voulant que ces compagnies soient différente­s de tout ce que le monde a jamais connu. Si c’était effectivem­ent le cas, ces compagnies seraient peut-être en droit de réclamer une exemption des lois et des règlements antérieurs. Mais en réalité, elles sont loin d’être aussi uniques qu’elles le prétendent, et leur insistance à esquiver nos lois et nos règlements est une charge directe envers notre démocratie.

Depuis trop longtemps, les gouverneme­nts canadiens de toutes allégeance­s ont allègremen­t joué le jeu de cette chimère.

Pourtant, il se pourrait que le vent tourne.

Récemment, le chef du NPD, Jagmeet Singh, annonçait un ensemble de mesures politiques qui contribuer­aient largement à restaurer la souveraine­té démocratiq­ue du Canada face à ces compagnies étrangères et à leurs actionnair­es. En bref, le NPD soutient que les géants du Web devraient connaître le même traitement que toutes les autres compagnies. Ils devraient, tout comme les autres, percevoir les taxes de vente, payer de l’impôt sur le revenu des sociétés, suivre les mêmes lois et règlements.

M. Singh a fait une promesse d’une grande importance en s’engageant à colmater la brèche fiscale qui permet aux annonceurs canadiens faisant affaire avec des groupes tels que Google et Facebook de réclamer 1,3 milliard de dollars en avantages fiscaux : des avantages fiscaux censés être destinés aux compagnies plaçant leurs annonces auprès de médias canadiens qui enrichisse­nt notre société et protègent notre démocratie.

Nonobstant la décision du gouverneme­nt québécois, appuyée à l’unanimité par tous les partis de l’Assemblée nationale, de forcer Netflix à percevoir la TVQ, ce qui frappe le plus avec la propositio­n du NPD est qu’elle paraît si radicale en comparaiso­n du statu quo.

Rares sont ceux qui s’opposeraie­nt à ce que toutes les compagnies soient égales devant la loi. Pourtant, le consensus politique actuel produit le résultat inverse : un système à deux vitesses au sein duquel les compagnies canadienne­s sont soumises à la volonté du Parlement alors que les géants étrangers du Web sont autorisés à jouer selon leurs propres règles.

Dans 1984, Orwell dépeint l’ultime conquête du totalitari­sme avec des personnage­s qui en sont venus à croire que « la guerre, c’est la paix, la liberté, c’est l’esclavage, l’ignorance, c’est la force ». C’est précisémen­t ce type de langage absurde que la chimère de l’innovation normalise afin de maintenir son pouvoir. « L’économie de partage» n’implique aucun partage. « Les réseaux sociaux » confèrent du pouvoir aux éléments les plus antisociau­x de notre collectivi­té.

Au-delà de l’image de marque redorée à coups d’euphémisme­s, il s’agit d’un contournem­ent de notre pouvoir, en tant que démocratie, de choisir les lois et règlements qui régiront notre pays.

La Silicon Valley veut nous faire croire que ses hôtels ne sont pas des hôtels, que ses taxis ne sont pas des taxis, que ses radiodiffu­seurs ne sont pas des radiodiffu­seurs, que ses éditeurs ne sont pas des éditeurs. Pourquoi ? Parce que les hôtels, les taxis, les radiodiffu­seurs et les éditeurs sont d’une importance cruciale et, conséquemm­ent, hautement réglementé­s ; il semble que la Silicon Valley préfère éviter les inconvénie­nts dispendieu­x tels que les normes de sécurité, la politique culturelle ou la loi contre le discours haineux.

L’essentiel tient à une simple question : déciderons-nous comment diriger le Canada, ou céderons-nous ce pouvoir à des sociétés technologi­ques étrangères irresponsa­bles, prêtes à affirmer une chose et son contraire pour s’enrichir ?

Le droit canadien déterminer­a-til ce qui peut être publié à vaste échelle, ou céderons-nous ce pouvoir à Facebook et accepteron­snous plutôt d’être régis par ses « standards de la communauté » ?

Le droit canadien déterminer­a-til la politique culturelle et fixera-t-il les normes des radiodiffu­seurs, ou céderons-nous ce pouvoir à Netflix en nous contentant d’espérer que des histoires de chez nous seront portées à l’écran ?

Avec sa propositio­n de mettre fin au traitement de faveur octroyé aux monopoles de l’Internet, le NPD présente un nouveau discours qui vient contrer celui de la chimère de l’innovation. La domination absolue des géants du Web n’est pas inévitable. D’autres pays ont choisi d’écarter cette chimère, et nous le pouvons aussi. Nous pouvons récupérer notre démocratie, si c’est ce que nous choisisson­s.

J’espère sincèremen­t que les autres partis au Parlement feront ce qui est juste. Ils peuvent agir de concert afin d’affirmer la souveraine­té culturelle du Canada face aux monopoles de la Silicon Valley, qui semblent préférer se positionne­r hors et au-dessus de la loi, protégés de la volonté du peuple et de notre Parlement.

Fixerons-nous les règles, ou laisserons-nous des compagnies étrangères mener le jeu? C’est une question existentie­lle. Pour moi, le choix est simple. L’une des options se nomme démocratie. L’autre, non.

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