Le Devoir

Un projet de satiété

- Alain Branchaud Directeur général de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec) Andrée Gendron Biologiste

Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, déclarait récemment que les changement­s climatique­s constituen­t une menace imminente à l’avenir de l’humanité et que des actions structuran­tes doivent être prises d’ici 2020 pour éviter de franchir le point de non-retour. Cette déclaratio­n s’appuie sur des données scientifiq­ues récentes indiquant que le problème progresse plus rapidement que prévu. Un constat qui appelle tous les citoyens du monde à se mobiliser pour porter au pouvoir des gouverneme­nts qui s’engageront sérieuseme­nt et de manière cohérente dans cette voie.

Plusieurs déplorent avec raison que la campagne électorale en cours se décline pour l’essentiel en une suite de petites mesures sans lien apparent les unes avec les autres. Cette pluie de promesses s’apparente davantage à une liste d’épicerie destinée à plaire à tout un chacun qu’à un programme politique. Plusieurs évoquent, avec nostalgie, le fantasme d’un véritable projet de société. Le fait est que cette compartime­ntation des actions et ce manque de vision d’ensemble mènent à une gouvernanc­e incohérent­e où on en vient à perpétuell­ement défaire d’une main ce que l’on fait de l’autre.

La récente démission du ministre français de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, est une illustrati­on flagrante de ce problème. Au cours d’une entrevue éclairante, ce dernier avouait son impuissanc­e à s’attaquer efficaceme­nt aux problèmes environnem­entaux gigantesqu­es au sein d’un gouverneme­nt qui, malgré l’urgence d’agir, se contentait de petits pas tout en s’évertuant «à entretenir, voire à réanimer un modèle économique marchand qui est la cause de tous ces désordres ».

Le fait est que nous baignons dans une matrice économique dont le carburant est l’augmentati­on perpétuell­e de la production et de la consommati­on de biens et de services. Cet impératif de croissance, qui est au centre des politiques publiques depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, est devenu au fil du temps une sorte de religion d’État.

La croissance s’est si bien imposée dans le discours public comme une condition sine qua non de la prospérité, voire du bonheur collectif, que la remettre en question provoque au mieux une sorte d’incrédulit­é, au pire une profonde indignatio­n. Même les partis de gauche l’appuient, préférant pour la plupart la lessiver (croissance propre) ou la peindre en vert (croissance verte), plutôt que de la contester ouvertemen­t. Car sans elle, c’est tout le système qui s’effondre. Ainsi nous serions tous montés à bord d’un véhicule qui doit absolument se mouvoir dans une seule direction et de plus en plus vite, sans jamais ralentir ni s’arrêter sous peine de s’effondrer ? Si c’est vraiment le cas, il est plus que temps d’en sortir.

Système destructeu­r

Dans un monde aux ressources et espaces limités, il semble évident qu’un modèle économique fondé sur une croissance illimitée ne peut être viable à long terme.

Au XVIIIe siècle, l’économiste Adam Smith avait lui-même pressenti que la croissance économique aurait une fin ; il en estimait la durée à environ 200 ans, au terme de laquelle nous aurions probableme­nt épuisé l’essentiel de nos ressources, et nous y sommes presque. L’appropriat­ion toujours plus grande de matière, d’énergie et d’espace par l’activité humaine a profondéme­nt modifié les écosystème­s et réduit la capacité de subsistanc­e des autres formes de vie, sans parler du dérèglemen­t du climat.

À cette dette environnem­entale s’est ajoutée une dette sociale. Malgré la croissance phénoménal­e de l’économie globale, le fossé entre les plus riches et les plus pauvres n’a cessé de se creuser. L’humanité évolue aveuglémen­t sur le chemin tracé par un modèle mathématiq­ue présenté dans le rapport phare du Club de Rome Halte à la croissance ? (1972). Une date à retenir, 2030, le moment où le modèle prédit l’effondreme­nt de l’économie mondiale.

Avec toutes les prouesses techniques dont nous sommes capables, il est impensable que ce système destructeu­r soit le seul que nous puissions imaginer, il est impensable que nous ne soyons pas en mesure de concevoir un modèle économique qui tienne compte des limites imposées par notre planète.

En fait, dans le monde anglo-saxon, ce modèle d’avenir a déjà un nom, le Steady-State Economy. Son fonctionne­ment et ses assises de même que les transforma­tions culturelle­s, politiques, financière­s et sociales qui devraient être accomplies pour le mettre en place ont fait l’objet de multiples publicatio­ns. Troquant le « toujours plus » pour le « juste assez », le Steady-State Economy, que l’on pourrait traduire par « Économie de satiété », s’appuie sur la satisfacti­on des besoins réels, l’utilisatio­n responsabl­e des ressources, la stabilisat­ion de la population, et propose notamment de revoir notre façon de mesurer l’avancement et la prospérité d’une société.

Malheureus­ement, au Québec, cet enjeu de la nécessaire transforma­tion du modèle économique dominant est pratiqueme­nt absent des débats publics. Les femmes et les hommes qui aspirent à nous gouverner au cours des prochaines années, eux qui auront à gérer des crises environnem­entales majeures, ont-ils seulement commencé à y réfléchir ? Nous avons pris acte des mesures à court terme qu’ils nous proposent, nous aimerions maintenant savoir comment ils entendent affronter ce problème de fond.

Continuer cette course effrénée vers la croissance est irresponsa­ble, le seul projet de société d’avenir est un projet de satiété.

Le fait est que nous baignons dans une matrice économique dont le carburant est l’augmentati­on perpétuell­e de la production et de la consommati­on de biens et de services.

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