Le Devoir

L’état-major de l’armée myanmarais­e mis en cause

Une enquête de l’ONU appelle au limogeage d’officiers de haut rang et somme l’armée de se retirer de la sphère politique

- NINA LARSON ET RICHARD SARGENT

Des enquêteurs de l’ONU ont demandé mardi que l’armée myanmarais­e soit exclue de la vie politique, appelant au limogeage des officiers de haut rang impliqués dans le «génocide » des Rohingyas contre lesquels ils ont fait preuve d’une brutalité « difficilem­ent concevable ».

Dans la soirée, la procureure de la Cour pénale internatio­nale (CPI), Fatou Bensouda, a annoncé l’ouverture d’un examen préliminai­re concernant la déportatio­n présumée des Rohingyas par le Myanmar vers le Bangladesh, première étape d’un processus pouvant aboutir à une enquête formelle du tribunal basé à La Haye et, éventuelle­ment, à des accusation­s.

À Genève, la Mission d’établissem­ent des faits de l’ONU sur le Myanmar, qui n’a pas été autorisée à se rendre dans ce pays, a présenté devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU un rapport de 444 pages pour lequel elle a interrogé plus de 850 victimes et témoins et s’est appuyée sur des images satellites.

« C’est un mépris total pour la vie humaine », a déclaré au Conseil le président de la mission, Marzuki Darusman, jugeant le « niveau de brutalité » de l’armée « difficilem­ent concevable ».

« Conclusion dangereuse »

L’ambassadeu­r myanmarais à l’ONU à Genève, Kyaw Moe Tun, a accusé la mission onusienne, soumise à «une pression énorme », d’être arrivée à une « conclusion dangereuse qui pourrait faire dérailler le processus de démocratis­ation ».

M. Darusman a décrit devant les diplomates des massacres dans des villages rohingyas et le recours au viol en tant que « tactique de guerre » : « Les hommes étaient systématiq­uement tués », « les enfants se faisaient tirer dessus, étaient jetés dans la rivière ou dans un feu », les femmes et les filles étaient couramment violées et pour beaucoup en outre « physiqueme­nt et mentalemen­t torturées ».

Plus de 700 000 Rohingyas, des membres d’une minorité ethnique musulmane, ont fui en 2017 les violences de l’armée et de milices bouddhiste­s pour se réfugier au Bangladesh voisin, où ils vivent depuis dans d’immenses campements de fortune.

L’armée myanmarais­e rejette ces accusation­s et assure que sa campagne visait des rebelles rohingyas après des attaques meurtrière­s contre des postes de police en août 2017.

Malgré l’arrivée au pouvoir en 2016 du gouverneme­nt civil d’Aung San Suu Kyi, l’armée conserve une place centrale dans le régime politique myanmarais. Elle contrôle trois ministères réga-

La Cour pénale internatio­nale a ouvert une enquête préliminai­re sur les exactions commises à l’encontre de la minorité rohingya au Myanmar

liens — Défense, Intérieur, Frontières — et supervise l’attributio­n d’un quart des sièges au Parlement, ce qui lui permet de bloquer tout changement constituti­onnel qui limiterait ses pouvoirs.

Préparer des poursuites

Le gouverneme­nt civil doit « poursuivre le processus visant le retrait des militaires de la vie politique » et procéder à une révision de la Constituti­on en ce sens, selon le rapport final de la mission établie par le Conseil des droits de l’homme en mars 2017.

Celle-ci réclame également le limogeage des chefs militaires, réitérant la demande, déjà faite fin août dans un rapport d’étape, de poursuites contre le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, et cinq autres officiers de haut rang pour « génocide », « crimes contre l’humanité » et « crimes de guerre ».

Les enquêteurs recommande­nt que le Conseil de sécurité de l’ONU fasse appel à la CPI ou que soit établi un tribunal internatio­nal ad hoc. Ils appellent aussi à des sanctions ciblées contre les auteurs de crimes et à un embargo sur les armes.

« Assassinat­s », « disparitio­ns », « tortures », « violences sexuelles », « travail forcé»: le rapport dresse une longue liste d’exactions à l’encontre des Rohingyas constituan­t «les crimes les plus graves au regard du droit internatio­nal ».

À La Haye, Mme Bensouda a précisé en écho que son « examen préliminai­re pourra tenir compte d’un certain nombre d’actes coercitifs présumés ayant entraîné le déplacemen­t forcé des Rohingyas, notamment la privation de droits fondamenta­ux, des meurtres, des violences sexuelles, des disparitio­ns forcées ainsi que des actes de destructio­n et de pillage ».

Rôle de l’ONU

La mission onusienne demande aussi au gouverneme­nt myanmarais, en coordinati­on avec la Croix-Rouge et le Bangladesh, de recenser le nombre de personnes tuées ou portées disparues.

Les informatio­ns recueillie­s par ses enquêteurs laissent entrevoir que l’estimation de 10 000 morts faite par l’ONG Médecins sans frontières est « prudente ».

La mission réclame en outre la libération des deux reporters de Reuters, Wa Lone et Kyaw Soe Oo, condamnés à sept ans de prison pour « atteinte au secret d’État» alors qu’ils enquêtaien­t sur des exactions de l’armée, et met en exergue l’éventuelle responsabi­lité de Facebook et d’autres réseaux sociaux qui ont pu relayer la propagande alimentée par les militaires myanmarais.

Elle avait déploré fin août qu’Aung San Suu Kyi n’ait « pas utilisé sa position de facto de chef du gouverneme­nt ni son autorité morale pour contrer ou empêcher» les violences. Très critiquée pour son silence dans cette affaire, la lauréate du prix Nobel de la paix s’est contentée de dire que l’armée aurait pu « mieux gérer » la crise.

Enfin, la mission veut une « enquête complète et indépendan­te » sur le rôle de l’ONU au Myanmar depuis 2011 (année de l’autodissol­ution de la junte militaire), jugeant que la « diplomatie discrète » semblait avoir mis à l’écart ceux qui poussaient à dénoncer haut et fort les violations des droits dans ce pays.

 ?? THET AUNG AGENCE FRANCE-PRESSE ?? La mission de l’ONU demande le limogeage du commandant en chef de l’armée myanmarais­e, Min Aung Hlaing.
THET AUNG AGENCE FRANCE-PRESSE La mission de l’ONU demande le limogeage du commandant en chef de l’armée myanmarais­e, Min Aung Hlaing.

Newspapers in French

Newspapers from Canada