Le Devoir

Au nom du père et du fils

La chorégraph­e nord-irlandaise Oona Doherty s’est inspirée de sa famille pour sa plus récente création, Hard to Be Soft, présentée à la Biennale de Lyon

- MÉLANIE CARPENTIER Le Devoir s’est rendu à Lyon à l’invitation de la Biennale

Le duo entre les deux hommes est inspiré par mon père , qui est de la génération ayant connu la guerre civile, et mon frère qui [est policier]. Je voulais montrer comment les hommes de ces deux génération­s ne communique­nt pas et voir ce qu’il pourrait bien se passer s’ils s’ouvraient.

Quatre tableaux comme on construira­it un chemin de croix. Voilàcomme­ntOona Doherty, chorégraph­e nord-irlandaise qui a connu ces dernières années une véritable ascension en Europe, décrit sa nouvelle création. Hard to Be Soft porte à la scène et à l’écran quatre perspectiv­es sur la réalité urbaine de Belfast. Cette ville à laquelle la créatrice est tant attachée et où une part importante de la jeunesse, lourdement touchée par la précarité et le désoeuvrem­ent, subit la violence comme elle la perpétue.

Dans un collage de sections qui met en lumière différents archétypes, Oona Doherty investit une part intime en impliquant des témoignage­s de ses proches sur leur vie dans la capitale nordirland­aise, sur l’expérience des femmes notamment.

Force de la vulnérabil­ité

«Le duo entre les deux hommes est inspiré par mon père, qui est de la génération ayant connu la guerre civile, et mon frère, qui fait partie des forces de police, explique la créatrice. Je voulais montrer comment les hommes de ces deux génération­s ne communique­nt pas et voir ce qu’il pourrait bien se passer s’ils s’ouvraient et s’ils apprenaien­t à communique­r ensemble. Il y a un héritage très lourd provenant de la génération précédente. Il se retrouve dans les corps d’aujourd’hui. C’est une vraie lignée de peine qui est transmise de génération en génération. »

N’ayant pas d’autres choix que d’incarner elle-même la partition qu’elle a composée pour le danseur Ryan O’Neil, absent car occupé par un autre contrat, Oona Doherty s’est approprié avec brio le solo ponctué de mimiques et de postures typiquemen­t masculines récupérées des jeunes des quartiers chauds, mais où se logent également une vulnérabil­ité et une certaine douceur. Un défi pour la danseuse, qui dit « danser avec beaucoup de dureté, comme un homme » et qui fournit un effort continuel pour arriver à un point de douceur et d’ouverture, des parts plus innées chez son interprète masculin.

Une armée d’adolescent­es

Dans une société hétéronorm­ative et majoritair­ement binaire du point de vue des genres, la vulnérabil­ité chez les hommes rime à tort avec faiblesse. Bien que la chorégraph­e se centre sur la masculinit­é, elle a aussi voulu poser en parallèle les carcans imposés aux jeunes filles, qu’elles y cèdent ou qu’elles tentent d’y résister. « Quand on va dans le centre de Belfast, on trouve des groupes de filles maquillées à l’extrême qui traînent ensemble. Cette façon de se maquiller à outrance est une forme de dureté, une forme de protection. » Elle nomme ce phénomène « Sugar Army », et pour cette section a travaillé avec des adolescent­es de Belfast dans la pièce originale, et dans la version présentée à la biennale de la danse avec de jeunes danseuses de hiphop de la banlieue lyonnaise.

« Les jeunes filles vivent beaucoup de pression pour ressembler à un idéal. J’ai pensé que ce serait bien qu’on voie vraiment leurs âmes, plus fortes que le maquillage. Je me suis en fait pour ça inspirée du haka, la danse de guerre pratiquée en Nouvelle-Zélande, notamment par l’équipe de rugby les All Blacks. Car c’est une danse très expressive et protestata­ire qui ramène l’expression de l’âme des guerriers sur leurs visages. Ce qui est presque à l’opposé de ce que font les filles extrêmemen­t maquillées. »

D’un oeil extérieur, on serait portée à discerner dans ces créations une mise en scène de la performanc­e de genre. S’inspirerai­t-elle des thèses des études de genres comme celle de Judith Butler ? « Je suis embarrassé­e de dire que non, répond la créatrice. Pour être honnête avec vous, j’ai fait au départ une danse à propos des hommes pour un homme. En reprenant le rôle d’un homme, je n’avais pas réfléchi consciemme­nt sur le moment à la significat­ion que ça pourrait prendre. C’est après, quand on m’a fait remarquer que je remettais en question les normes de genre, que j’ai réalisé que ça pouvait avoir cette significat­ion. Mais je crois que quand on essaie de représente­r l’amour pur et de toucher à la question de la difficulté des luttes, pour moi, dans ce spectacle, le genre n’importe pas. »

La créatrice assume par contre sans conteste et haut et fort son féminisme, et rêve de rassembler les « Sugar Armys » nord-irlandaise et française pour mener une action dans les rues pour la légalisati­on de l’avortement en Irlande du Nord.

 ?? PATRICK IMBERT ?? La chorégraph­e nord-irlandaise Oona Doherty s’est approprié avec brio le solo ponctué de mimiques et postures typiquemen­t masculines récupérées des jeunes des quartiers chauds de Belfast, mais où se loge également une vulnérabil­ité et une certaine douceur.
PATRICK IMBERT La chorégraph­e nord-irlandaise Oona Doherty s’est approprié avec brio le solo ponctué de mimiques et postures typiquemen­t masculines récupérées des jeunes des quartiers chauds de Belfast, mais où se loge également une vulnérabil­ité et une certaine douceur.

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