Le Devoir

La provincial­isation du monde

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Des cantines pour les jeunes parents, des maisons du 3e âge pour les vieux, la parité pour les femmes et des éoliennes pour les Indiens et autres exclus du Grand Nord. Vous croyez que je parle de la campagne électorale québécoise ? Détrompez-vous ! Ce que je dis là aurait pu être dit de la dernière élection présidenti­elle française. Et de combien d’autres exercices électoraux. Tout pour les jeunes, les vieux, les femmes, les homosexuel­s, les cyclistes, les véganes, les végétarien­s et les trans. Et surtout, rien pour les Québécois !

Ce saucissonn­age électoral n’est certes pas l’apanage du Québec. Les sondeurs l’ont depuis longtemps théorisé en parlant de « public cible », d’échantillo­ns, de catégories socioprofe­ssionnelle­s et de la « ménagère de moins de

50 ans ». Ce que la nouvelle gauche a d’ailleurs rebaptisé dans son volapük anglicisan­t « intersecti­onnalité des luttes ». Sauf que dans notre petit coin de pays, nous avons souvent le don de pousser le bouchon un peu plus loin qu’ailleurs, jusqu’à la caricature. L’air du temps s’y transforme vite en diktat. On ne se souvient pas d’une campagne faisant appel à si peu d’idéaux collectifs pour se complaire dans le décompte du nombre de bains dans les CHSLD. Pas de quoi faire rêver le peuple, direz-vous. D’ailleurs, ai-je bien dit le peuple ?

Car, c’est bien de cela qu’il s’agit, de la disparitio­n du peuple et de la nation au profit de toutes les communauté­s ethniques, sexuelles, linguistiq­ues et génération­nelles. La parenthèse souveraini­ste s’étant refermée, nous voilà revenus à l’ordinaire des choses, la petite poutine quotidienn­e et le manger mou que l’on sert, justement… dans les CHSLD. Ceux qui ont connu autre chose auront de beaux souvenirs à raconter au coin du feu. Peu avant son départ, François Mitterrand avait dit « après moi, il n’y aura plus que des financiers et des comptables ». Il ne croyait pas si bien dire.

Consolons-nous, nous ne sommes pas les seuls. On m’a souvent reproché d’avoir souligné combien l’analyse du politologu­e américain Samuel Huntington était prémonitoi­re. Depuis le milieu des années 1990, une certaine gauche avait plutôt préféré démoniser ce dernier et croire aux sirènes d’un autre éminent penseur, Francis Fukuyama. Alors que le premier annonçait le Choc des civilisati­ons, le retour des affronteme­nts ethniques et religieux autour de grands blocs civilisati­onnels, le second annonçait le triomphe tous azimuts de la société libérale menant, disait-il, à la Fin de l’histoire. Cette dernière vision était évidemment plus rassurante et surtout plus conforme au progressis­me ambiant qui rechignera toujours à faire face au tragique de l’histoire.

Un quart de siècle plus tard, et dix ans après la mort de ce démocrate qui enseignait à Harvard, voilà que Francis Fukuyama revient sur cette importante polémique. Il y revient avec toute l’honnêteté d’un véritable intellectu­el. « Pour le moment, il semble qu’Huntington soit gagnant », reconnaît-il dans les pages du dernier numéro de la revue American Interest. « Le monde aujourd’hui ne converge pas autour de gouverneme­nts démocratiq­ues et libéraux, écrit Fukuyama, comme cela a semblé être le cas pendant plus d’une génération. » Le philosophe note le retour de grandes puissances autoritair­es comme la Chine et la Russie. Quant à la résurgence du religieux, et notamment de l’islam, qu’annonçait Huntington, il est devenu notre quotidien.

Pour Fukuyama, Huntington a joué un rôle prémonitoi­re en décrivant avec ironie « l’homme de Davos » qui émergeait alors, cette « créature cosmopolit­e sans aucune attache à un lieu particulie­r » et « loyal à ses seuls intérêts propres ». D’ailleurs, l’homme de Davos est aujourd’hui devenu la cible de la colère populiste, écrit-il. Ce qui fait d’Huntington le « prophète de l’ère Trump », soulignait de son côté Carlos Lozada dans le Washington Post. Si l’immigratio­n de masse, l’effritemen­t de l’identité nationale et les inégalités créées par la mondialisa­tion semblent de toute évidence à l’origine de cette révolte, ajoute Fukuyama, personne ne sait jusqu’où mènera cette évidente « récession démocratiq­ue ».

Car, ce que ni l’un ni l’autre n’avait prédit, c’est l’explosion des identités ethniques, religieuse­s, sexuelles et génération­nelles, conclut Fukuyama. Ce saucissonn­age est particuliè­rement avancé dans la société américaine, où les contradict­ions entre hommes et femmes, Blancs et Noirs, hétérosexu­els et homosexuel­s apparaisse­nt souvent comme autant de guerres civiles larvées. En France, le comédien Vincent Cassel s’est fait traiter de « sexclavagi­ste » pour avoir épousé une Noire plus jeune que lui.

Le philosophe français Luc Ferry rappelait récemment dans un colloque tenu à Paris que, dans l’histoire, il y avait eu essentiell­ement trois types d’organisati­on politique : l’empire, la nation et la tribu. Or, l’effondreme­nt de la nation, qui contrairem­ent à la tribu est offerte à tous indépendam­ment de leurs origines, ouvre inévitable­ment la porte aux deux autres. L’empire s’accommodan­t parfaiteme­nt des tribus les plus diverses.

L’Homme étant un animal identitair­e, en supprimant la nation, on le renvoie naturellem­ent à sa tribu. On provincial­ise le monde.

L’Homme étant un animal identitair­e, en supprimant la nation, on le renvoie naturellem­ent à sa tribu. On provincial­ise le monde.

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