Le Devoir

Soixante-quinze piasses

- AURÉLIE LANCTÔT LIRE AUSSI EN PAGE A 9 : « POUR UN RÉSEAU DE CPE FORTIFIÉ », L’ÉDITORIAL DE MARIE-ANDRÉE CHOUINARD.

On force désormais les organismes communauta­ires à faire financer leurs projets à la pièce, ce qui gruge temps et énergie

Ainsi, Philippe Couillard croit qu’il est possible de nourrir une famille avec 75 $ par semaine, pour autant qu’on mange « pas mal végétal ». C’est du moins ce qu’il a dit jeudi, avant de se reprendre et de brandir le plan de lutte contre la pauvreté de son parti. Il aura donc fallu une telle ineptie pour qu’on parle de pauvreté dans cette campagne électorale.

Évidemment, on ne remporte pas une élection avec un plan pour éradiquer la pauvreté. On ne conquiert pas le pouvoir en séduisant ceux qui n’en ont aucun : les petits salariés, les précaires, les abîmés. C’est tout entendu : il y a plus à gagner à courtiser les chambres de commerce que les groupes communauta­ires.

N’empêche, la pauvreté progresse. Le nombre de travailleu­rs pauvres, par exemple, ne cesse d’augmenter. De plus en plus de gens appellent à l’aide et il est toujours plus ardu de leur prêter main-forte. On le sait, ça aussi. Mais on le sait sans le voir. Cette détresse est invisible et inaudible. Si bien qu’il m’arrive souvent de douter même qu’on la comprenne. Particuliè­rement lorsqu’un premier ministre sortant déclare spontanéme­nt qu’il est possible de nourrir sa famille avec 75 $ par semaine.

Invisibles sont aussi les efforts titanesque­s déployés dans le réseau communauta­ire pour aider les plus vulnérable­s à se reconstrui­re, en marge du système de santé — celui-là bien placé au coeur de tous les débats. Je dis « en marge », mais on a plutôt l’impression que le communauta­ire, qui fonctionne à peu de frais et souffre d’un sous-financemen­t chronique, agit à la fois comme bassin de récupérati­on pour les débordemen­ts du réseau public et comme carrefour pour répondre à des besoins complexes, qui nécessiten­t un travail de longue haleine.

Lundi, je visitais la Maison grise, une maison d’hébergemen­t pour femmes en difficulté, à Montréal. Les femmes admises y restent jusqu’à deux ans, dans un logement autonome. Les problèmes qu’elles vivent sont extrêmemen­t divers, souvent complexes. Près de la moitié sont immigrante­s. Certaines ont des enfants, des problèmes de santé mentale, de toxicomani­e, ou alors elles fuient la violence. Ça varie. Mais dans tous les cas, le chemin les ayant menées à la Maison fut long et douloureux. Les intervenan­tes — il y en a sur place en tout temps — prennent le temps de panser les blessures laissées par la violence, les abus, la pauvreté. Chaque jour, elles accompagne­nt ces femmes qui entreprenn­ent la tâche immense de se reconstrui­re. Pour ça, ni l’augmentati­on du nombre de places sur la liste d’un médecin de famille ni la constructi­on de maisons de retraite coquettes, qu’on brandit pourtant sur toutes les tribunes, ne sont très utiles.

Non, ici, pour déplacer des montagnes, on s’arme de patience, de courage… « et on fait preuve d’inventivit­é ! » lance Danielle Rouleau, la directrice de la Maison.

Le principal défi rencontré par l’organisme dans l’accompliss­ement de sa mission ? « Le financemen­t », dit Danielle. Le fait qu’il soit de plus en plus difficile d’obtenir un montant stable et suffisant pour soutenir le fonctionne­ment des organismes. Qu’on les force désormais à faire financer leurs projets à la pièce, ce qui gruge temps et énergie.

Il y a des années que le communauta­ire réclame qu’on le finance mieux. 355 millions de plus par année et l’indexation des budgets : voilà ce que demande la Table des regroupeme­nts provinciau­x des organismes communauta­ires et bénévoles, à l’occasion de la campagne électorale. Ce n’est pas la mer à boire, quand on voit les montagnes que ces groupes déplacent.

Line est dans la cinquantai­ne. Elle quittera sous peu la Maison grise, deux ans après y être entrée. À son arrivée, elle venait de tourner le dos à trente années de violences conjugale et familiale. « J’en ai pleuré une shot, me dit-elle. Pis j’ai eu peur. Mais sans un endroit comme ici, jamais j’aurais pu voir que ça vaut la peine d’être encore là. » Aujourd’hui, elle vient de terminer un DEP. Elle a trouvé un emploi, avec un salaire digne. Et elle rêve d’un HLM à elle, avec un peu de verdure autour, si possible.

Entre la recherche de logement, le travail, les activités et la thérapie, Line suit assidûment la campagne électorale. Je lui demande si elle sait pour qui elle va voter. Sa priorité est claire : les transports collectifs et l’environnem­ent. « Moi, je sais ce que c’est de se priver de manger pour payer sa passe d’autobus, lance-t-elle. Pis je veux laisser une planète qui a de l’allure à mes petits-enfants. »

Elle sait également, présume-t-on, qu’on ne nourrit pas une famille avec 75 $ par semaine. Si Philippe Couillard mettait un peu moins d’énergie à courtiser les puissants, et un peu plus à écouter ceux à qui on ne s’adresse jamais lorsqu’on fait des promesses électorale­s, il le saurait, lui aussi.

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