Le Devoir

Dans le regard d’un jeune pianiste innu

Incursion de l’Orchestre symphoniqu­e de Montréal dans le Grand Nord

- MONIQUE DURAND COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Une grande première à Uashat Mak Mani-Utenam, près de Sept-Îles : la communauté innue vient d’accueillir 45 musiciens de l’Orchestre symphoniqu­e de Montréal sous la direction du maestro Kent Nagano. Ce concert clôturait une tournée de l’OSM dans six communauté­s du Nunavik et du nord du Québec. Au programme : outre Beethoven et Prokofiev, un opéra de chambre commandé pour l’événement, Chaakapesh, le

périple du fripon, une oeuvre de l’écrivain cri Tomson Highway. Cette tournée s’inscrit dans la volonté de l’OSM de jeter des passerelle­s entre les cultures par la musique.

Mani Utenam — 20h, mercredi soir. D’abord la prière d’un aîné au son du tambour. Celle des violons, des flûtes et des hautbois suivra dans quelques instants. Uapeshkuss est immobile, figé devant le bel ordonnance­ment des éléments scéniques, les musiciens dans leurs habits d’apparat, l’or des trombones et des clarinette­s, les instrument­s qui s’accordent, les souffles retenus avant la première note. Assis sur le bout de sa chaise, le jeune homme a le trac comme s’il entrait luimême en scène.

Maestro Nagano apparaît soudain. La salle se lève d’un seul bond, applaudit à tout rompre. Il y a des grands-mères à bonnet traditionn­el, des jeunes à casquette, d’autres à capuchon, leurs parents, des familles entières parfois, le chef de bande est là aussi. L’orchestre attaque avec un allegro de la Pastorale de Beethoven. La salle communauta­ire de Mani-Utenam, éclairée de petites lumières blanches rappelant des étoiles, bat d’un seul coeur, et d’un coeur fier.

«Je n’avais jamais vu d’orchestre symphoniqu­e, me dira Karine, j’ai été prise aux tripes dès le début. » La musique classique ne lui est pas familière, comme pour la plupart des 300 spectateur­s innus qui composent l’auditoire. Sauf pour un : Uapeshkuss Tshernish, âgé de 19 ans. Il a étudié le piano pendant 14 ans, dont 5 à l’école Vincentd’Indy de Montréal, où il a suivi un programme du secondaire musiqueétu­des. Fils d’un père musicien, dont le style est proche de celui de Kashtin, et d’une mère totalement investie dans le domaine de la culture et de l’éducation autochtone, Uapeshkuss est le seul pianiste innu de formation classique de toute sa nation.

Cravaté, tiré à quatre épingles, il s’est installé aux premiers rangs, les yeux vissés sur la scène et sur le chef Nagano.

Samedi dernier à Sept-Îles, au 3e étage d’une résidence pour étudiants. Il fait un temps miraculeux. Juste à côté, un terrain de football d’où l’on entend le sifflet des arbitres. «Je m’excuse, ma vaisselle n’est pas faite », fait Uapeshkuss. Dans la cuisine, partagée avec deux colocs, une cafetière en panne, une guitare dans son boîtier, une planche à roulettes et, dévorant toute la pièce, un piano placé tout contre la fenêtre explosant de la lumière du jour.

Le jeune homme enlève sa montre. « Mon premier prof m’avait dit que le moindre poids sur mon poignet pouvait changer mon jeu.» Et sans apprêt, il attaque l’Étude opus 25 no 12 de Chopin, avec pour seule partition sous les yeux les arbres qui frémissent audehors. Je reste interdite, amollie d’émotion.

D’où lui vient cette sensibilit­é tournée vers Chopin, Liszt, Rachmanino­v ? « Quelque chose en moi a aimé ça tout de suite. » Il se revoit, petit, écouter la

Sonate au clair de lune dans sa chambre, alors que personne chez lui n’écoutait ce genre de musique. « Je rêvais d’être Kent Nagano. »

Sa course sur le clavier achève de me liquéfier quand il enchaîne sur Un

Sospiro de Franz Liszt. Chez Uapeshkuss, rien de démonstrat­if, de surabondan­t, il est tout en intériorit­é. «Mes profs me disaient que j’avais plus d’âme que de virtuosité et qu’il ne fallait pas que je néglige la technique. »

Son choix d’aller vers la musique classique a beaucoup étonné. Dans sa communauté, Uapeshkuss est vu par les uns comme un modèle d’audace et d’originalit­é, par d’autres comme une sorte d’ovni insaisissa­ble. « Certains ont déjà dit que je ne faisais pas une musique d’Innu et que j’étais prétentieu­x.» Plus jeune, ces jugements le blessaient. « J’ai pris de la maturité. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de la bénédictio­n de personne. »

Après ses années d’études à Montréal, le pianiste a eu besoin de faire une pause et de revenir sur la Côte-Nord pour se retremper aux sources vives de sa culture. Ses longs doigts de pianiste ont appris à poser des collets et à chasser dans la forêt, avec son père. « Y a pas de mots assez beaux pour décrire ce que j’ai vécu. » Il a pu renouer avec les femmes qui l’ont élevé, grandmère, tantes et surtout la plus proche, Marjolaine, sa mère. « Je lui dois tout », glisse-t-il.

Uapeshkuss sait qu’il se trouve à une sorte de carrefour de son existence. Va-t-il poursuivre en musique classique ? Faire une carrière de pianiste ? Conscient de l’immensité du défi, il se donne le temps de réfléchir. Et joue du Mendelssoh­n à sa nouvelle flamme, une étudiante en arts visuels, les Romances sans paroles. Les notes s’envolent au-dessus du terrain de football, et jusque loin dans les forêts du Nord.

Avant le concert, le jeune homme avait pu converser quelques instants avec Kent Nagano. Il aurait voulu lui dire quelque chose comme « Maestro, prenez-moi avec votre orchestre ! », mais tout ce qui a pu sortir de sa bouche, c’est : « Je vous admire depuis tout petit. »

Et puis, l’incroyable s’est produit. Le chef de l’OSM lui a demandé de lui envoyer un CD de quelques-unes de ses pièces au piano.

21h30. Fin du concert. Ovation debout. L’orchestre et Kent Nagano saluent. Les voix du ténor et du baryton chantant la légende autochtone résonnent encore aux oreilles du jeune homme. Et aussi la ballade ensorcelan­te de Florent Vollant intégrée dans l’opéra, murmurée par la foule. Uapeshkuss continue de battre la mesure pour lui tout seul et transporte sa joie dans la nuit de Mani-Utenam.

Je n’avais jamais vu d’orchestre symphoniqu­e, j’ai été prise aux tripes dès le début KARINE Uapeshkuss sait qu’il se trouve à une sorte de carrefour de son existence. Va-t-il poursuivre en musique classique ? Faire une carrière de pianiste ? Conscient de l’immensité du défi, il se donne le temps de réfléchir.

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JEAN-MARC ABELA 1 Une salle remplie de curieux hétéroclit­es a assisté à la venue de l’OSM à ManiUtenam.
 ?? JEAN-MARC ABELA ?? 2 La salle communauta­ire de Mani-Utenam, éclairée par de petites lumières blanches, a battu d’un seul coeur, et d’un coeur fier, au son de l’OSM.
JEAN-MARC ABELA 2 La salle communauta­ire de Mani-Utenam, éclairée par de petites lumières blanches, a battu d’un seul coeur, et d’un coeur fier, au son de l’OSM.
 ?? MONIQUE DURAND LE DEVOIR ?? 3 Le jeune pianiste Uapeshkuss a rencontré le chef d’orchestre de l’OSM, Kent Nagano.
MONIQUE DURAND LE DEVOIR 3 Le jeune pianiste Uapeshkuss a rencontré le chef d’orchestre de l’OSM, Kent Nagano.

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