Le Devoir

Giselle recontée par Dada

La chorégraph­e sud-africaine Dada Masilo décorsette les classiques à force de contempora­in, de danse africaine et de mélange des genres

- CATHERINE LALONDE LE DEVOIR

La chorégraph­e d’Afrique du Sud Dada Masilo aime décorseter les grands classiques du ballet. Pointes ôtées et tutus bas — elle en orne les hommes plutôt que les femmes dans un f luide mélange des genres qui fait fi des traditions —, elle conserve les histoires des Roméo et Juliette, Carmen ou Lac des cygnes (passé ici en 2016) pour les reconter en points de vue et gestes contempora­ins, mâtés de pas de danse africaine. Cette fois, c’est Giselle (Jean Coralli et Jules Perrot, 1841), ballet romantique par excellence, qu’elle passe au tordeur Dada. Discussion sur la recontextu­alisation et la réappropri­ation. Pourquoi cet intérêt à revisiter les classiques du ballet ?

J’aime les classiques. Entre autres, parce qu’ils m’ont formée, à travers le ballet et la danse contempora­ine. Plus jeune, je dansais beaucoup des oeuvres abstraites, où les corps ne sont finalement rien d’autre que bougeants et mouvants dans l’espace — ce qui est bien. Mais je voulais plus, je voulais faire plus, et m’exprimer davantage. Je me suis tournée vers les classiques à cause de leur trame narrative. J’adore les narrations. J’adore raconter des histoires. Et avec mon background en ballet, ça marchait très très bien pour moi. Maintenant, je les réinterprè­te : je les monte pour parler des problémati­ques actuelles, qui ont cours maintenant, en 2018. Je dévêts les classiques de leurs robes de contes de fées et les ramène dans le monde d’aujourd’hui, afin que chacun puisse entrer en relation avec cette oeuvre dans une optique de 2018 plutôt que de 1840.

Et pour la gestuelle et la musique ?

Je pars de la chorégraph­ie et la reconstrui­s d’une manière contempora­ine. Je fusionne et utilise différente­s techniques — dans Giselle, il y a du contempora­in, un peu de ballet, pas beaucoup, et une danse traditionn­elle issue de ma culture, le tswana — pour créer et composer différente­s dynamiques, et parce que c’est un défi d’apprendre quelque chose de nouveau. Ici, j’ai travaillé pour la première fois avec un compositeu­r [Philip Miller]. Comme je voulais camper ma Giselle aux racines de l’Afrique, c’était important qu’il y ait des voix africaines et des percussion­s.

Et pourquoi Giselle ?

Souvent, je trouve que les classiques du ballet victimisen­t les femmes. La femme y est douce, gracieuse, peureuse, amoureuse, et toujours elle pardonne. Dans ce monde qui est aujourd’hui le nôtre, un monde assez dur, disons-le, assez dur pour les femmes, je crois et pense qu’il est temps de donner la puissance aux femmes [empowermen­t], de leur

laisser savoir qu’elles sont fortes, qu’elles n’ont plus à avoir peur de leur force… afin qu’elles ne soient plus seulement des humains soumis, obéissants. Je pense que nous devons, femmes, trouver notre propre force. Et c’est pourquoi Giselle me semblait nécessaire. Je ne voulais pas qu’elle soit une victime, je ne voulais pas la montrer comme ça.

Ça semble un paradoxe. Giselle est un archétype romantique féminin: elle aime jusqu’à la folie, jusqu’à en mourir, Albrecht, qui lui cache qu’il est fiancé à une autre. Les fantômes des jeunes fiancées défuntes, les wilis, moitié-fées moitié-harpies, planent. Giselle les rejoindra, Albrecht le trompeur sera sauf. Ici, vos wilis sont autant hommes que femmes, et «l’acte blanc» vire au rouge.

Vous travaillez encore l’androgynie. Pourquoi ?

J’aime estomper les limites parce que je n’aime pas les cadres ni les boîtes, et je trouve que nous aimons tous trop, en général, comme humain, mettre les autres dans des petites cases, les étiqueter. J’aime casser ces barrières-là. Et je crois que nous ne pourrons jamais être égaux si nous n’arrivons pas à sortir ces cadres et cases du paysage — les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. C’est une manière d’égaliser, en quelque sorte, d’harmoniser, de sortir de cette hiérarchie qui sousentend que les hommes sont plus forts que les femmes, etc.

En travaillan­t ces grandes oeuvres, comment décidez-vous de ce que vous y gardez et de ce que vous refaites ?

C’est toujours une question intéressan­te. Nous nous sommes assis, et nous avons, avec la compagnie, beaucoup discuté ce sujet. Ça se fait en regardant beaucoup, en visionnant la version classique, en observant comment l’histoire se déplie, en observant ce qui n’appartient pas à ce que nous voulons dire… Mais je cherche aussi à rester collée à l’histoire, à la narration originale de Giselle, car je crois que c’est important. Et en même temps, tout ce que j’estime non nécessaire, je ne l’utilise pas.

Les émotions sont importante­s, dans votre travail et pour vous.

Yeah.

Pourquoi ?

Parce que je nous vois comme des êtres « sentants » et sensibles [we are feeling beings], et quand un public se décide, se déplace et vient me voir, c’est important qu’il ressente quelque chose — tristesse, colère, rire, joie… peu importe. Conter des histoires, c’est chercher à rejoindre les gens aussi, intérieure­ment, intimement, pas seulement en surface. C’est très important pour nous aussi en tant que performeur­s [Mme Masilo danse elle-même Giselle]. Sur scène, si nous ne donnons pas nos émotions, les spectateur­s ne les sentiront pas. Nous avons, nous, danseurs, d’abord à sentir et à ressentir.

Et maintenant ?

Nous avons une longue tournée de Giselle à terminer, mais je travaille déjà sur le Sacre du printemps.

Pourquoi ce classique-là ?

Parce que la musique de Stravinky me rend folle [rires].

Dans le bon ou le mauvais sens ?

Les deux [rires]. Il suffit qu’une chose me semble impossible pour que j’aie envie de m’y attaquer, de la rendre possible.

Est-ce que votre appropriat­ion des classiques est un geste politique ?

Je ne commence jamais à travailler d’un point de vue politique. Je m’attaque à quelque chose qui m’intéresse, et je comprends et suis consciente que les gens vont le lire à leur manière, peutêtre politiquem­ent. Je travaille seulement d’un point de vue d’artiste intéressée à réinterpré­ter les classiques. C’est politique, ce l’est, je ne peux retirer cet aspect de mon travail; mais comme chorégraph­e, ce n’est pas mon intention. Mon intention, c’est de me challenger comme conteuse [story teller], danseuse et chorégraph­e; prendre un classique, très populaire et connu, et de voir comment je peux raconter autrement cette histoire. La reconter.

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JOHN HOGG Dada Masilo (2e à gauche) interprète Giselle, entourée de danseuses.

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