Le Devoir

La richesse de l’âge

La nouvelle création de Mani Soleymanlo­u donne la parole à une génération qui a vécu la transforma­tion du Québec

- MARIE LABRECQUE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Depuis 2011, Mani Soleymanlo­u construit petit à petit, sans l’avoir vraiment prévu, un chemin théâtral qui l’aura mené du je à l’autre. Une série de spectacles identitair­es qui, à partir de son solo autobiogra­phique Un, conduit aujourd’hui l’auteur et metteur en scène à une création où il est, cette fois, totalement en retrait du portrait qu’il croque. Neuf [titre provisoire] pourrait bien être l’ultime pièce du cycle chiffré, et d’une méthode de création basée sur l’enregistre­ment verbatim de discussion­s avec les interprète­s. «Chose certaine, c’est le dernier chiffre, parce qu’après, ça devient des nombres», badine le créateur. Il s’avoue fatigué de l’omniprésen­ce actuelle d’une opinion exprimée à tout va. « Je trouve que la démocratis­ation de la [parole] a un peu tué le poids de la réflexion. C’est ce qui me donne envie de passer à autre chose. Déjà dans cette pièce, il y a un ton un peu différent, parce que j’avais envie d’une écriture qui est moins de l’ordre du langage parlé. D’une oeuvre plus écrite. »

Il y donne aussi la parole à une génération qui n’est pas la sienne, à travers un beau quintette d’interprète­s «vieillissa­nts»: Mireille Métellus, Henri Chassé, Pierre Lebeau, Marc Messier et Monique Spaziani. Après Cinq à sept et Ils étaient quatre, plusieurs acteurs et actrices issus de cette braquette d’âge lui avaient exprimé leur envie de pouvoir, eux aussi, parler en leur propre nom sur scène. «Il y en a même qui m’ont dit qu’à un certain âge, ils sont “condamnés” à jouer des personnage­s. »

Le cinquanten­aire du Théâtre d’aujourd’hui lui a offert l’occasion idéale de donner une liberté de parole à ces artistes âgés de 60 à 70 ans, une génération qui a souvent connu l’ère de la création collective, mais qui n’a plus beaucoup la chance d’exprimer ainsi son point de vue sur scène, avance Soleymanlo­u. «Si je veux aller au bout de ma recherche sur ce qui nous définit, c’est bien d’écouter ceux et celles qui ont forgé la société dans laquelle on vit ; qui étaient au début d’un changement du Québec. »

Les personnage­s de Neuf sont réunis pour l’enterremen­t d’un ami. Une situation propice à une confrontat­ion à leurs souvenirs et à leur propre finalité. Et ce regard dans le rétroviseu­r embrasse forcément une partie de l’histoire québécoise. «On observe les 50 dernières années, où on est rendus, ce qui reste de la Révolution tranquille, ses échecs, ses réussites. Il y a de la frustratio­n, de l’humour. Puisqu’on a cinq acteurs, on a des visions différente­s. Certains sont plus sévères envers le Québec d’aujourd’hui. D’autres, comme Mireille, disent qu’il y a eu beaucoup d’améliorati­on. Il y a eu des chicanes. Et c’est ce qui m’intéressai­t : pas de montrer ce que, moi, je pense d’eux, mais de les laisser se dévoiler. »

On observe les 50 dernières années, où on est rendus, ce qui reste de la Révolution tranquille, ses échecs, ses réussites. Il y a de la frustratio­n, de l’humour. Puisqu’on a cinq acteurs, on a des visions différente­s. Certains sont plus sévères envers le Québec d’aujourd’hui. D’autres, comme Mireille, disent qu’il y a eu beaucoup » d’améliorati­on.

Il y a eu des chicanes. MANI SOLEYMANLO­U

Interprète­s en liberté

Après avoir nourri sa distributi­on par des questions, le créateur a enregistré 40 heures de discussion­s, un verbatim qu’il a réécrit puis campé dans une situation dramatique. «On a parlé de tellement de choses, dit Mireille Métellus. De la mort, du pays, de mon amour de la lecture, de vieillir. D’être fier de bien vieillir. Une discussion très ouverte.» Celle que Soleymanlo­u qualifie de la mémoire du groupe («c’est elle qui connaît le mieux l’histoire du Québec») était déjà rompue à sa méthode grâce à sa participat­ion à Trois.

L’auteur taquine son actrice: elle ne le sait pas encore, mais elle aura un nouveau monologue à porter, sur le sexe. «Il ne faut rien dire devant Mani, sinon ça se retrouve dans le show, rigole celle-ci. Il observe tout, c’est pas possible. »

Mais si un interprète n’est plus à l’aise avec un discours prononcé, il modifie le texte. «C’est un drôle d’exercice de leur redonner leurs propres mots, retranscri­ts. Il y a toujours un moment où ils ont l’impression que [ça ne vient] pas d’eux: “j’ai jamais dit ça!”» Explicatio­n: la retranscri­ption fige hors contexte une parole qui s’est construite dans le flot d’une discussion, en sautant d’une idée à l’autre. Retranscri­te, elle perd cette logique. «Il faut retrouver le chemin. »

Dans Neuf, les comédiens portent donc leur propre parole, et deviennent eux-mêmes des personnage­s. Un processus auquel Mireille Métellus a pris goût. « Mais c’est vrai que la première fois, c’était difficile de parler de moi, sans être derrière un masque. C’est plus engageant.» «Je vois que c’est plus difficile pour eux, intervient son metteur en scène. C’est une impudeur. La moindre chose est compromett­ante. Il faut faire confiance à la machine théâtrale, au filtre qui s’installe.» Car en représenta­tion, on n’est jamais vraiment soi-même, rappelle le créateur, qui prend plaisir à ainsi « brouiller les pistes ».

Pourquoi ces acteurs chevronnés, qui n’ont plus rien à prouver, se soumettent-ils à cette mise en danger? C’est ce que Mani Soleymanlo­u juge extraordin­aire. Le créateur est impression­né par l’habileté et le savoir de son expériment­ée distributi­on. Et à entendre ses aînés jaser corps, vieillesse et politique, le «jeunot» de 36 ans en profite pour recueillir des perles de sagesse. «Avoir accès à tant de vécu et d’émotions accumulées sur scène, c’est d’une richesse extraordin­aire. Et j’ai été étonné de la détente avec laquelle ces acteurs vieillisse­nt. Il y a une belle acceptatio­n de l’âge, de la vie et du moment présent. Je trouve ça très encouragea­nt et j’espère pouvoir vieillir avec autant de lucidité. »

«Pourquoi se mettre à nu devant les gens comme ça ? rétorque Mireille Métellus. On n’a pas fini de vivre. Tant qu’on n’est pas six pieds sous terre, on peut encore essayer de nouvelles choses. Et le théâtre nous permet ça. »

Il ne faut rien dire devant Mani, sinon ça se retrouve dans le » show. Il observe tout, c’est pas possible. MIREILLE MÉTELLUS

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Mani Soleymanlo­u qualifie la comédienne Mireille Métellus de la mémoire du groupe (« c’est elle qui connaît le mieux l’histoire du Québec »).

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