Louis Cornellier
Pour un lecteur d’essais, un nouveau livre de François Ricard est toujours une fête. L’auteur de La génération lyrique (Boréal, 1992) appartient en effet à l’élite du genre. Maître de la sagacité interprétative et du raffinement stylistique sans afféterie, Ricard éblouit toujours en faisant de la littérature un précieux fil d’Ariane. Si écrire des essais signifie maîtriser l’art de raconter l’aventure de la pensée, Ricard doit être élevé au rang d’essayiste modèle.
Je le lis depuis trente ans avec admiration, mais non sans un certain malaise. Quelque chose, chez lui, me contrarie. Dans Moeurs de province (Boréal, 2014), son précédent essai, Ricard rend hommage à son collègue Yvon Rivard, avec qui, dit-il, il entretient une «amitié polémique ». Le désaccord entre eux tiendrait à ce que l’un, Rivard, cultiverait la foi et l’espérance, alors que l’autre, Ricard, aurait fait du désenchantement sa demeure.
Or, pour Ricard, il semble que la vraie lucidité se trouve dans son camp, celui, écrit-il dans son nouvel essai, de ceux qui sont conscients que la vie se résume à une «interminable tragicomédie où, comme tous nos semblables, nous sommes condamnés à la bouffonnerie et aux sanglots». Il y a, chez Ricard, une agaçante superbe du dégrisé, qui discrédite toute forme d’espérance. Je trouve ça plus écrasant que lucide.
Virtuosité dialectique
Je lis La littérature malgré tout (Boréal, 2018, 200 pages) et j’y retrouve cet esprit sardonique du désenchanté. La prose, néanmoins, me séduit, la hauteur du propos me ravit, et Ricard, grâce à sa virtuosité dialectique, parvient à faire tomber mes défenses.
Dans un essai sur Gabrielle Roy, dont il a été le biographe, Ricard présente sa vision de la vie de la romancière. Cette dernière, écrit-il, a d’abord été animée par un «refus des origines», par un pressant besoin d’échapper à l’enracinement dans son petit monde du Manitoba. Mouvement difficile, note l’essayiste, parce qu’il revient, pour un écrivain issu d’un milieu fragile, à refuser «son aide à des mourants».
L’écrivain français ou américain en quête de la même rupture libératrice est porté vers la marge. L’écrivain issu d’une petite culture veut s’inscrire dans la grande — Roy est allée en Europe —, mais découvre un espace déjà chargé de créations qui l’inspirent et s’expose au risque de l’imitation.
«Le seul moyen d’échapper à ce piège est alors pour l’écrivain de se révolter de nouveau, explique Ricard. De se révolter contre sa révolte première, de s’exiler de son exil. Et de se mettre en route pour rentrer (symboliquement) au pays. » Comme Gabrielle Roy, qui finit par « redécouvr [ir] le monde qu’elle a abandonné ». Ainsi, ce qui commence, chez Ricard, par un éloge de l’exil — qui me heurte parce que je n’aime pas qu’on abandonne des mourants — se termine par un chant de réconciliation.
L’autre connaissance
Une telle lecture, remarquable, de l’oeuvre de Gabrielle Roy n’a rien de scientifique. Elle relève plutôt de ce que Ricard appelle la « méthode de la littérature», d’une quête de connaissance qui passe par « une méditation indissociable de l’écriture même ». Pour l’essayiste, la littérature, considérée comme «un art de vivre» et non comme un divertissement, permet une forme de connaissance inaccessible sans elle, celle « de l’être concret de l’homme […] ; cet homme qui ne trouve jamais la pleine lumière, quoi qu’il fasse, et dont les pas sont toujours ceux d’un errant, lui qui ne connaît ni sa route ni la destination vers laquelle elle l’emporte…»
À l’autoroute de la méthode scientifique, la méthode de la littérature, pour explorer et révéler les arcanes de l’existence humaine, préfère les « humbles routes de campagne plus ou moins à l’abandon, tortueuses et mal balisées». Elle fait prendre conscience à celui qui s’y livre « de l’inadéquation entre les réponses que nous offrent tous les discours dispensateurs de savoir ou de puissance et les questions à jamais béantes que creuse en nous le simple fait d’exister et d’être dans le monde ».
À la fin de son cours classique, le bon élève Ricard a déçu l’assemblée en annonçant son intention d’étudier en lettres. Le préfet des études a cru nécessaire de le mettre en garde, en lui disant que cet univers le laisserait sur sa faim. Or, dans cette faim, dans cette inquiétude qu’entraîne la pratique fervente de la littérature, Ricard a trouvé sa vraie demeure. Les grandes oeuvres, qui lui révèlent l’incertitude de toute chose, sont aussi celles qui lui permettent de supporter et d’aimer l’existence ainsi fragilisée. La littérature malgré tout, donc.
Il m’arrive, quant à moi, d’être agacé par le professeur de désespoir qu’est parfois Ricard, mais, lisant plus loin, plus à fond, je ne peux que me réconcilier avec l’essayiste lumineux qu’il est plus fondamentalement. Ricard malgré tout, donc.