Escapade
Découvrir les paysages de l’Estrie, un pas à la fois
Le Circuit de l’Abbaye, un tout nouveau pèlerinage de 152 km dans les Cantons-de-l’Est, est l’occasion de redécouvrir, au rythme de la marche, la beauté saisissante de nos campagnes.
J’ai quitté l’Abbaye de Saint-Benoitdu-Lac, et ma petite chambre monacale, à la fraîche. Sept heures trente du matin sonnaient au carillon alors que j’entamais une marche de cinq jours consécutifs à travers la région de Memphrémagog : Magog, Orford, Eastman, Bolton… Un vrai circuit de guide agrotouristique qui fleure bon la campagne. J’ai tenu à suivre l’itinéraire dans une solitude de pèlerin (mon côté misanthrope), mais avec la promesse de rencontres à chaque étape (mon côté social), une fois la journée de marche achevée. Le contenu de mon sac à dos est réduit au minimum, à peine 15livres de strict nécessaire; en cet été caniculaire, même les vêtements de pluie sont de trop. J’ai un bâton dans chaque main, de bonnes bottes solides et imperméabilisées aux pieds, une casquette pour me protéger du soleil. Je peux partir.
Débuter un pèlerinage, c’est toujours eu peu intimidant. On se sent en transit. Entre deux états: l’un qu’on quitte, l’autre qu’on adopte. Cette transition exige un peu de temps. Durant les premières heures, je sens une exaltation à voir, de part et d’autre du rang, les ballots sur les champs ondoyants, quelques oies stationnées dans un pré, une ou deux fermes désertées. Sinon quelques vaches, pas âme qui vive dans le comté d’Austin, l’un des bastions loyalistes de la région de Memphrémagog, entre lacs et montagnes.
À chaque intersection, je scrute les pancartes pour dénicher la petite balise bleue qui guidera mes pas dans la bonne direction. Avec 25km affichés sur ma feuille de route du jour, pas question de risquer l’égarement.
À mettre ainsi un pas après l’autre durant quelques heures, on se fond peu à peu dans le décor. Et on n’a guère le choix que de tout voir : chaque feuillu qui dresse ses branches sur le bas-côté, chaque rocher obstruant le chemin, chaque habitation devant laquelle on ne fait que passer. Mieux, on fait partie du décor. On devient petite bille roulant sur une carte d’état-major.
Et, chemin faisant, il arrive toujours un moment où l’on sent qu’on a franchi un seuil: un beau matin, le rythme des pas a gagné en souplesse, le synchronisme des bâtons de marche devient fluide, le sac à dos ne pèse plus sur ses épaules. Il y a même un petit air de musique qui filtre entre ses deux oreilles. On ne marche plus; on vole.
Pour moi, ça survient le troisième jour, entre Eastman et Saint Étienne-de-Bolton. Sur le superbe chemin des Diligences, qui mène à Stuckely Sud, je multiplie les haltes pour prendre des photos de champs de luzerne et de blé doré. Je suis en phase. Au premier dépanneur croisé sur mon chemin, je ne manque pas de m’arrêter, d’abord pour le principe, et parce qu’il faut bien me procurer de l’eau fraîche que j’avale d’un trait, car, sous ce soleil de midi, il fait une chaleur écrasante.
Chaque jour, les prémisses d’ampoule surviennent généralement en début d’après-midi, après plusieurs heures à aligner le pas, un pied après l’autre, dans une sorte d’entêtement. Tout marcheur au long cours sait combien il est impérieux de traiter ses pieds sans tarder en appliquant une crème anti-frottement et un ou deux pansements préventifs.
Dans ces moments-là, une halte ombragée entonne le chant des sirènes. Je ne pense plus qu’à ça: encore quelques dizaines de mètres et je m’arrête; ôter mes bottes, mes bas, laisser respirer mes pieds, sentir la brise me chatouiller les orteils… M’écraser sur le gazon, croquer dans un fruit juteux. Le mont Orford devant moi, rien que pour moi.
Entre deux sections champêtres, le circuit invite parfois à emprunter une route passante, comme la 112 Ouest vers Eastman, qu’on prend prudemment en sens inverse de la circulation automobile. Parce que ça roule pas mal vite, une auto; mieux vaut la voir arriver…
Sur le coup, ces sections-là ne sont pas les plus appréciées. Mais en y réfléchissant bien, marcher le long du défilé incessant des voitures et de leurs occupants interloqués donne la pleine mesure de sa propre lenteur. Et renvoie à l’essentiel: on est ancré dans l’espace et le temps au centre d’un chaos incessant.
Fermer la boucle
Chaque après-midi, l’arrivée à l’étape du jour est vécue comme un soulagement, comme une petite victoire personnelle. C’est la promesse d’une douche, d’un repas chaud, d’un lit douillet. Et d’un accueil où la chaleur côtoie un peu la curiosité.
Dans les gîtes touristiques ou les auberges, on aime bien les pèlerins; on les reconnaît, dès leur arrivée, à leur accoutrement brouillon et à leurs joues rougies par le soleil et l’effort. Et, le lendemain, on repart en pleine forme, ragaillardi par huit heures de sommeil sans rêves.
Le cinquième jour, depuis Bolton Est, je traîne les pas pour ne pas arriver trop vite à Austin, mon point de départ et d’arrivée. Ça tombe bien: le chemin Park est un sentier patrimonial bordé de vieilles granges et de panneaux d’interprétation.
À Austin, je marque un arrêt sur le banc posté près de la vieille église. Si la pèlerine que je suis croit bien en quelque chose, après ces cinq jours à arpenter la vallée de la Missisquoi Nord, c’est aux vertus de la marche. C’est comme un temps d’arrêt dans un monde qui va trop vite.
Dans les gîtes touristiques ou les auberges, on aime bien les pèlerins ; on les reconnaît, dès leur arrivée, à leur accoutrement brouillon et à leurs joues rougies par le soleil et l’effort