Le Devoir

Le bien commun, une question d’imaginaire ?

La commissair­e Marie-Josée Jean met en scène les liens entre art et droit chez VOX

- NICOLAS MAVRIKAKIS COLLABORAT­EUR LE DEVOIR L’imaginaire radical : le contrat social Commissair­e: Marie-Josée Jean. Au Centre de l’image contempora­ine VOX jusqu’au 15 décembre.

Le pouvoir des images est-il un leurre? Plus spécifique­ment, les arts visuels par eux-mêmes peuvent-ils vraiment inciter les citoyens à agir politiquem­ent? L’artiste serait-il plutôt relativeme­nt impuissant devant la folie de ses contempora­ins? Et nous ne parlons pas de ces moments d’apparent et superficie­l chaos, mais bien plus de ces temps — que les dadaïstes critiquaie­nt judicieuse­ment — où la société veut s’imposer, avec une violence sourde, l’autoritari­sme, la pureté et l’exclusion comme valeurs profondes.

La semaine dernière, nous vous parlions de Soulèvemen­ts, exposition à l’UQAM, parcours d’oeuvres qui rendent compte de la propagatio­n — entre autres, par l’image — des émotions exaltantes et inspirante­s des contestati­ons politiques. Au même moment — signe que notre époque est inquiète —, au moins une autre exposition à Montréal traite des liens entre art et politique. Au centre VOX, cette problémati­que est cependant posée différemme­nt.

Le pouvoir en jeu dans les images

Il est ici question de montrer comment les artistes tentent de réfléchir aux faiblesses, aux vides et aux excès juridiques de nos sociétés. La commissair­e Marie-Josée Jean s’inspire avec intelligen­ce de la pensée de Cornelius Castoriadi­s (1922-1997), qui prétend qu’«un processus de création continu, producteur de nouvelles significat­ions imaginaire­s, [est] susceptibl­e de transforme­r les positions institutio­nnelles».

Cela peut être le cas avec l’oeuvre Tribunal sur le Congo de Milo Rau, sorte de pièce de théâtre politique, procès fictif, tribunal du peuple où des citoyens viennent témoigner sans avoir peur de la loi. Rau présente l’artiste comme un recréateur de tissu social, comme un défenseur de communauté­s qui semblent être abandonnée­s par le droit internatio­nal et la justice, même au niveau local. L’artiste a tenu un pari incroyable. Il a réussi à réunir un nombre impression­nant de témoins, simples citoyens, mais aussi membres du gouverneme­nt qui, depuis plus de 20 ans, sont les acteurs volontaire­s ou involontai­res de la guerre civile au Congo.

Ce faisant, Rau recrée un dialogue social que la justice aurait eu, seule, du mal à implanter. Grâce au statut — hors-norme? — de l’art, il semblerait

Voici une présentati­on où les oeuvres sont tout aussi passionnan­tes intellectu­ellement que légalement

que des questions politiques complexes puissent être abordées. Journalist­e, homme de théâtre, élève du sociologue Pierre Bourdieu, Milo Rau a depuis 2007 développé son Internatio­nal Institute of Political Murder, un type de théâtre et de cinéma documentai­res basés sur la reconstitu­tion (reenactmen­t) de moments politiques ou sociaux très lourdement chargés. Cela va de l’oeuvre Les Derniers jours des Ceausescu (2009) à la recréation des émissions de propagande de la Radio-Télévision libre des Mille collines durant le génocide rwandais dans Hate Radio (2011).

Même si nous aurions aimé en savoir plus sur les conditions de possibilit­é de ce film, sur les tractation­s qui ont permis sa réalisatio­n, ce Tribunal sur le Congo est une vidéo troublante de 100 minutes, qui permet de mieux comprendre les enjeux économique­s, miniers et minés du conflit congolais.

Dans cette exposition, il faut aussi souligner l’interventi­on de l’artiste John Boyle-Singfield, qui met en scène le droit aux images dans nos sociétés où, finalement, celles-ci ne circulent pas si facilement. En utilisant des séquences trouvées sur Internet, il a recréé le documentai­re Baraka (1992) de Ron Fricke, film explorant les cinq continents de la planète. Notre époque de mondialisa­tion ne devrait-elle pas de facilement permettre la réalisatio­n d’un tel projet? À voir le résultat, on comprend que les images de notre Terre sont avant tout la propriété de grandes compagnies qui, comme Getty Images, Corbis Images, Shuttersto­ck ou Videoblock­s, en monnayent l’usage. Comme l’écrit Marie-Josée Jean, elles s’approprien­t ainsi « les droits d’usage d’un patrimoine visuel mondial ».

Et il faudra aussi aller voir cette exposition pour les oeuvres du Collectif Agence, de Carlos Amorales, de Jill Magid et de Carey Young…

Voici une présentati­on où les oeuvres sont tout aussi passionnan­tes intellectu­ellement que légalement. Elles nous montrent que l’image ne doit pas être pensée d’une manière indépendan­te et autonome, qu’elle est toujours en train de dialoguer avec un contexte social et historique qui est bien plus fort que sa représenta­tion par l’image (ou par le texte). C’est une évidence, mais, malheureus­ement, elle est contestée de nos jours par le discours dominant et commun, tout comme par le discours spécialisé sur l’art. Voilà un point de vue qu’il faudra méditer et qui sera développé dans les autres volets de cette série d’exposition­s dont on peut voir ici la première partie.

Nous attendrons la suite avec grande impatience.

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MILO RAU Milo Rau, Tribunal sur le Congo, film documentai­re, image fixe, 2017

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