Le Devoir

Vers une plaque tournante de l’IA à Montréal

- TEXTE ÉCRIT PAR YOSHUA BENGIO Directeur scientifiq­ue du Mila et d’IVADO AVEC VALÉRIE PISANO ET ANNE-CATHERINE SABAS

Les progrès scientifiq­ues et technologi­ques de la recherche en intelligen­ce artificiel­le (IA) ont déclenché au cours des dernières années des investisse­ments remarquabl­es à l’échelle de la planète, en particulie­r de la part des grandes entreprise­s de technologi­e, mais aussi de la part de plusieurs gouverneme­nts. Ces investisse­ments se chiffrent déjà en milliards de dollars pour chacun des pays concernés, et des études économique­s prévoient que le secteur de l’IA et de l’automatisa­tion représente­ra 14% du produit intérieur brut d’ici 2030, soit environ 20 000 milliards de dollars.

Cette croissance ouvrira la porte sur de nombreuses nouvelles possibilit­és et apportera une grande richesse aux pays qui la produiront. Mais elle nécessiter­a aussi d’importants débats et des choix judicieux, car elle ne sera probableme­nt pas distribuée de façon égale entre les pays, les organisati­ons et les gens — et elle perturbera de façon importante le marché de l’emploi.

Il sera donc important d’adapter notre filet social et notre système d’éducation pour minimiser les répercussi­ons négatives qui pourraient résulter de cette automatisa­tion accélérée, en proposant, par exemple, un revenu minimum garanti et une offre de formation adaptée. Pour nous financer, il nous faudra nécessaire­ment prélever des impôts aux entreprise­s et aux individus qui bénéficier­ont grandement de ces nouvelles richesses et qui généreront des profits ici, au Québec et au Canada. Il est donc primordial que nous évitions de devenir uniquement des «consommate­urs d’IA» et que nous encouragio­ns au contraire la «production d’IA» par des entreprise­s ayant leur siège social dans notre pays.

Si nous parlons autant d’IA aujourd’hui à Montréal, c’est que nous avons été au coeur du développem­ent scientifiq­ue moderne de l’IA, notamment grâce à d’importante­s découverte­s dans ce qu’on appelle l’apprentiss­age profond. Mes collègues et amis Geoffrey Hinton, à Toronto, Yann LeCun, à New York, et moi-même, à Montréal, sommes considérés comme les pionniers de l’apprentiss­age profond. Nous avons eu le privilège de bénéficier de subvention­s de recherche fondamenta­le de l’Institut canadien de recherches avancées dès 2004 et, plus récemment, les gouverneme­nts du Canada et des provinces ont investi des centaines de millions de dollars dans la recherche et le transfert technologi­que en IA. Le tournant aura certaineme­nt été la subvention Apogée de 95 millions de dollars et la création en 2016 par l’Université de Montréal d’IVADO (qui fédère les chercheurs en science des données du campus, ce qui inclut par exemple l’IA et la recherche opérationn­elle), suivie de près par la mise sur pied des trois Instituts canadiens d’intelligen­ce artificiel­le (125 millions du gouverneme­nt fédéral pour des chaires de recherche, 100 millions du gouverneme­nt québécois et 50 millions en Ontario) et la super-grappe industriel­le Scale. AI (plusieurs centaines de millions du fédéral principale­ment pour des entreprise­s québécoise­s). Le Canada a été par ailleurs le premier pays à se doter d’une stratégie pour l’IA, et la collaborat­ion entre ses différents centres d’excellence est d’autant plus importante que nous sommes, à l’échelle mondiale, relativeme­nt petits… Il nous faut donc penser et faire différemme­nt ! À Montréal, nous avons créé Mila, un institut de recherche sur l’apprentiss­age automatiqu­e et l’IA. Sa mission va au-delà de la recherche fondamenta­le et de la formation aux études supérieure­s. Elle inclut aussi le transfert technologi­que aux entreprise­s et les applicatio­ns visant le bien social, en santé par exemple. Mila est depuis plusieurs années le plus grand centre mondial de recherche universita­ire en apprentiss­age profond et il est reconnu à l’échelle internatio­nale. Avec son grand nombre d’étudiants aux cycles supérieurs ayant une expertise rare en apprentiss­age profond, Mila est devenu au cours des dernières années un pôle gravitatio­nnel important, qui a permis d’attirer à Montréal de grandes entreprise­s de technologi­e et leurs laboratoir­es de recherche: les américaine­s Google, Microsoft et Facebook, la coréenne Samsung, la française Thales et la chinoise Huawei, pour ne nommer que les plus grosses. Ces investisse­ments importants ont alimenté un mouvement qui a également attiré investisse­urs et entreprene­urs, pour l’émergence d’un riche écosystème.

En 2016, j’ai cofondé avec JeanFranço­is Gagné Element AI, une jeune pousse qui a obtenu 137 millions de dollars pour sa première série de financemen­t en 2017, un record mondial pour une compagnie d’IA. Les médias parlent maintenant du prochain «narwhal» (compagnie technologi­que canadienne valant plus d’un milliard de dollars) pour sa prochaine série de financemen­t. D’autres compagnies québécoise­s d’IA se distinguen­t et profitent elles aussi de l’unique écosystème qui se développe autour de Mila. Imagia, par exemple, qui commercial­ise dans le monde entier en partenaria­t avec Olympus un système de détection de cellules cancéreuse­s de l’intestin, ou encore Tootelo, qui a développé avec Mila un système pour réduire le temps d’attente dans les cliniques médicales. D’ici la fin de l’année, les chercheurs de Mila, les laboratoir­es de grands joueurs canadiens et mondiaux, les jeunes pousses québécoise­s en IA et de nombreux autres proches collaborat­eurs se retrouvero­nt sous un même toit dans le Mile-Ex, nouveau quartier de l’intelligen­ce artificiel­le de Montréal.

Pendant ce temps, d’autres centres d’excellence en recherche et en développem­ent technologi­que en IA se développen­t à travers le monde, avec les investisse­ments probableme­nt les plus massifs en Chine et dans la Silicon Valley, mais aussi un plan impression­nant du gouverneme­nt français. On est encore loin du rêve d’une « Silicon Valley de l’IA à Montréal », mais les progrès des deux dernières années dans cette direction sont extraordin­aires et au-delà de ce que nous pouvions imaginer.

De nombreux défis

Pour passer au prochain niveau, plusieurs défis doivent être relevés: 1investir de façon encore plus substantie­lle et moins prudente dans les jeunes pousses et les PME; 2- attirer et garder les meilleurs talents; 3- accélérer la formation d’un nombre important d’experts en IA capables d’accompagne­r nos entreprise­s dans ce virage.

Dans cette compétitio­n internatio­nale pour le talent et l’investisse­ment, Montréal se distingue non seulement par sa concentrat­ion de chercheurs en apprentiss­age profond, mais aussi grâce à sa qualité de vie, à son caractère cosmopolit­e et accueillan­t pour les chercheurs étrangers, et à ses valeurs humanistes se traduisant par l’importance qu’on accorde ici aux impacts sociaux et éthiques de l’IA, donc à l’humain, et pas seulement à la technologi­e et au profit. Ces valeurs montréalai­ses sont à protéger, alors que nous entrons dans un monde en changement rapide: nous pouvons aller vers un monde meilleur pour tous, ou dystopique, selon nos choix.

Il est donc primordial que nous évitions de devenir uniquement des «consommate­urs d’IA» et que nous encouragio­ns au contraire la « production d’IA » par des entreprise­s ayant leur siège social dans notre pays

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PHOTO : JACQUES NADEAU, LE DEVOIR
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