Radiographie du phénomène de l’abstention au Québec
Un échec démocratique ou un mal nécessaire ?
L’abstention, la nouvelle tentation ? En 2008, le taux de participation aux élections générales piquait du nez pour atteindre le plancher historique de 57 %, puis remontait à 71 % en 2014. Depuis, on surveille avec inquiétude les hoquets de la participation électorale, perçue comme un symptôme d’une crise plus grave qui gangrène notre système démocratique. Le 1er octobre prochain, jour de scrutin, Louis n’ira probablement pas voter. Abstentionniste récidiviste, il n’a voté que trois fois dans sa vie. Trois fois, et sans convictions, à force de se faire dire qu’il fallait bien s’intéresser à la chose politique, confie-t-il.
Il s’est pointé aux urnes, non pas pour appuyer un candidat, mais pour déloger le chef conservateur Stephen Harper, à qui l’on attribuait tous les maux. Et puis ? Et puis rien. « Ç’a n’a pas changé ma vision de la politique actuelle. C’est une joute uniquement partisane, qui ne m’intéresse pas. Je trouve que je pose un geste social beaucoup plus important en faisant du bénévolat et en enseignant à des jeunes qu’en allant voter », dit-il.
Louis n’est pas une «bibitte rare» puisque depuis le début des années 2000, la proportion d’électeurs qui boudent les urnes lors des élections générales au Québec fluctue entre 25 % et 30 %. Presque trois électeurs sur dix ne se pointent pas aux bureaux de vote. Les records de plus de 80 % de participation atteints dans les années 1970 sont chose du passé. Depuis 30 ans, l’abstention est en hausse dans la majorité des démocraties occidentales, et le Québec ne fait pas exception.
Le Québec ne fait pas exception
Faut-il y voir un ras-le-bol généralisé à l’égard de la politique, une faillite de notre système électoral, la victoire des indécis ou une contestation passive contre un système auquel certains ne croient plus ?
En France, aux présidentielles en 2017, des intellectuels ont appelé à l’abstention « utile », une façon de faire pression pour accélérer la refonte d’un système électoral qu’ils jugent désormais inopérant. Opposés au vote blanc (non comptabilisé dans les suffrages en France) qui gonfle faussement le taux de participation d’un système électoral qu’ils décrient, ils jugent l’abstention plus efficace. Des mouvements d’abstentionnistes ont même émergé, certains trouvant refuge sous le mot-clic #SansMoiLe7mai. Résultat : 56,6 % d’abstention au second tour. Mais ici ?
Urnes en berne
Au Québec, la dégringolade du taux de participation à 57,4 % en 2008 — élections qui ont reporté Jean Charest au pouvoir — a eu l’effet d’un électrochoc. À l’époque, Daniel Gélineau, professeur de science politique à l’Université Laval, s’est vu confier le mandat par le Directeur général des élections (DGE) de passer aux rayons X les causes de ce désaveu massif.
L’enquête postélectorale menée alors auprès de 25% de votants et 75% de non-votants a déterminé que l’âge et la scolarité sont des facteurs clés dans la non-participation électorale. Un fossé de 20 points séparait alors le taux de participation des électeurs de moins de 45 ans de celui des plus âgés.
« Plus une personne est âgée, plus elle est susceptible de voter », confirme le professeur Gélineau. Cet écart générationnel est bien enraciné et se répercutera dans les scrutins futurs, ont confirmé plusieurs études, dont une menée en 2012 par l’Institut du Nouveau Monde (INM) sur la participation électorale des jeunes aux élections canadiennes.
Aux élections fédérales, sept jeunes sur dix de la génération du baby-boom ont exercé leur vote pour la première fois en 1968, mais à peine la moitié des jeunes ( 53 %) de la génération au même âge en 1993, et plus que trois jeunes sur dix ont noirci un bulletin pour la première fois en 2004.
Galvanisé par le Printemps érable, le taux de participation des jeunes de 18 à 24 ans a gonflé au Québec aux élections provinciales de 2012 pour atteindre 62 %… puis s’est redégonflé à l’élection suivante.
« Il y a un net désengagement chez les jeunes », affirme M. Gélineau. L’indifférence électorale guette d’ailleurs plus les jeunes en région, notamment en Abitibi, sur la Côte-Nord et en Gaspésie–Îles-dela-Madeleine, où à peine plus de quatre jeunes sur dix jeunes ont voté lors du dernier scrutin. Le rapport des jeunes à l’État s’est transformé au fil des décennies et l’on perçoit moins le vote comme « un devoir », affirme-t-il.
Or, pour la première fois, le 1er octobre prochain, les 18-34 ans compteront pour le tiers de l’électorat, une réalité démographique qui pèsera lourd dans le taux global d’engagement électoral, mettait en garde le Directeur général des élections dès 2016.
Un profil type, l’abstentionniste ?
Chose certaine, l’abstention ne guette pas que les jeunes. Le taux d’abstention caracole chez les ménages gagnant moins de 20 000 $, mais affecte toutes les strates d’âge, puisque c’est avant tout le niveau de scolarité qui influence le retrait électoral. Les Québécois moins scolarisés sont ceux qui se tiennent le plus à l’écart du vote.
Un geste politique, l’abstention ? Le sondage mené par la DGE a mesuré que seulement 27% des abstentionnistes (en 2008) étaient des endurcis que rien n’aurait pu intéresser à la politique, alors que 24 % ont fait faux bond le jour du vote pour des raisons personnelles liées à leur santé, à leur travail ou à d’autres impondérables.
Un fossé social
Pour Céline Braconnier, directrice de science politiques à Saint-Germain-en-Laye et auteure de La démocratie de l’abstention, le phénomène de l’abstention est d’abord un révélateur du fossé qui sépare certaines classes sociales, puisque ce sont toujours les mêmes, souvent les plus marginalisées, qui viennent grossir le rang des abstentionnistes. Les « hyperpolitisés », pour qui l’abstention est une posture politique, restent l’exception, confirme-t-elle. « L’abstention est tout sauf un parti. […] Il faut éviter cette facilité de langage qui véhicule des idées fausses sur le phénomène, en laissant penser que les abstentionnistes seraient des citoyens choisissant unanimement de ne pas se rendre aux urnes », expliquait-elle entrevue en janvier dernier dans Tendances Prospectives, publiée par la Métropole de Lyon.
Comment s ’«intégrer» par la politique quand rien ne favorise l’intégration sociale chez certaines personnes ? relève-t-elle. « Les individus ne sont donc pas égaux face à la participation politique; en fonction de leurs caractéristiques socio-démographiques, ils sont plus ou moins prédisposés soit à s’abstenir, soit à participer. » Pour cela, dit-elle, il faut changer le rapport à la démocratie, parler de politique dès l’école, instaurer plus de mécanismes de participation citoyenne, hors des élections.
«Oui, notre régime doit évoluer, estime Daniel Gélineau, qui croit que les jeunes s’intéressent à la politique, mais autrement. Actuellement, il y a peutêtre un déséquilibre, mais on n’a pas à jeter un système aux poubelles sous prétexte d’un taux de participation à 70 %. »
L’annulation de mon vote bien avant l’abstention !
VALÉRIE NADON, L’AVIS D’UNE LECTRICE À NOTRE QUESTION : « QUE PENSEZ-VOUS DE L’ABSTENTION? »
Les décisions sont prises par ceux qui se présentent. Je comprends l’idée de refuser de voter parce qu’on n’aime aucun des choix. Mais s’abstenir donne plus de poids au vote des autres.
MARK JESSOP
Le vote blanc exprime l’absence de parti politique convenable pour le citoyen. En ne me présentant pas, j’exprime mon désaccord avec ce système qui n’a rien de démocratique.
MICHEL HÉBERT
Il y a des pays où les gens risquent leur vie pour voter. Nous sommes rendus tellement blasés que nous perdons de vue la valeur de la démocratie.
ÉLAINE GRAVEL. L’AVIS DE LECTEURS À LA QUESTION : « QUE PENSEZ-VOUS DE L’ABSTENTION? »
Fatigue électorale, geste politique, cynisme, désintérêt : que traduisent les taux d’abstentions et faut-il s’en inquiéter ? Deux spécialistes auscultent ce phénomène silencieux qui en dit long sur le peu d’élan politique de toute une frange de la population et sur la santé de notre démocratie. Ils arrivent à des diagnostics diamétralement opposés. Entrevues.
Posture et imposture
Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’UQAM et auteur de Démocratie, histoire politique d’un mot
Est-ce que le taux d’abstentionnisme pose problème ?
Pour moi, ce n’est pas un problème. Ce qu’on voit, c’est que pour les spécialistes des élections et les gouvernements, l’abstention est perçue comme un problème collectif ou social, une « crise de la démocratie ». La sémantique utilisée pour décrire l’abstention traduit d’ailleurs l’idée qu’il faut trouver des solutions pour remettre les gens sur le « droit chemin ». Mais pour les abstentionnismes, c’est légitime de ne pas aller voter. Il y a en fait des gens qui ne vont pas voter par moments, ou s’abstiennent à certains ordres de gouvernement, et vont voter à d’autres. On oublie que l’abstentionnisme est quelque chose de mouvant chez un même électeur, selon les situations, les âges, les époques.
Si jusqu’à 20 à 30 % des gens ne vont pas voter, est-ce que les élus jouissent toujours d’une légitimité ?
Quel que soit le taux d’abstention, les gouvernements élus peuvent gouverner. C’est un fait objectif : les systèmes politiques fonctionnent très bien malgré des taux d’abstention élevés et ne sont jamais représentatifs de la majorité. Des politiques sont élus par 30 % des citoyens et cela n’affecte en rien leurs pouvoirs. C’est la preuve que notre système ne marche pas. Les élections américaines sont l’exemple le plus éloquent de ce paradoxe : plus de gens ont voté pour Clinton et c’est Donald Trump qui dirige les États-Unis.
Comment expliquer cette forte proportion d’électeurs qui ne vont pas voter ?
Aujourd’hui, le métier de politicien est un de ceux qui a le plus bas taux de confiance dans la population. Il ne faut pas s’étonner des taux d’abstention. Beaucoup de gens ont l’impression que leur vote a très peu d’influence dans notre système uninominal à un tour. Il n’y a en fait pas tellement d’abstentionnistes qui sont constants et qui le font pour des raisons politiques. Mais dans d’autres cas, les gens refusent de voter par principe. C’est ce qu’on appelle le vote blanc, qui n’est pas comptabilisé dans notre système. Des partis politiques ont été créés pour incarner ce refus du système en place, comme ici le Parti nul et, à une certaine époque, le Parti rhinocéros. Et il y a plusieurs communautés, notamment autochtones et afro-américaines aux États-Unis, où, pour des raisons identitaires, il y a un rejet du droit de vote.
Est-ce que le droit de vote ne devrait pas être considéré comme un devoir de citoyen ?
Je pense que le droit de vote comprend aussi celui de s’abstenir ou d’annuler son vote. Il y a une sensibilité excessive par rapport à l’abstention. Il suffit de voir comment les gens réagissent dans un souper lorsque quelqu’un affirme ne pas avoir l’intention de voter. On parle de devoir moral ? Je pense que beaucoup de gens votent par pure contrainte sociale, comme s’ils allaient à la messe. Est-ce mieux, plus éclairé ? Le droit de vote est fondamental, mais personnellement, j’ai fait le choix de ne plus l’exercer.
Pour « favoriser » la participation électorale, certains pays ont instauré le vote obligatoire, qu’en pensez-vous ?
Il faut se calmer, c’est un peu excessif. C’est absurde de se battre pour un droit quand ça devient une obligation. Quand on veut punir les gens qui ne votent pas, on entre dans une logique quasi religieuse.
L’abstentionnisme ne traduit-il pas aussi un manque d’éducation à la politique ou à la citoyenneté ?
On fait du travail auprès des jeunes pour les inciter à voter en créant des élections bidon dans les écoles, on fait carrément de l’entraînement au vote. Ça répond plus aux désirs des directions générales ou des conseils scolaires, qui aiment bien savoir qui sont les leaders dans leurs écoles. À mon avis, il serait plus intéressant de montrer aux élèves des formes de démocratie directe, comme organiser des assemblées de discussions, des forums pour prendre des décisions, que d’élire des représentants fantoches.
Comment expliquer que le taux d’abstention soit plus élevé chez les jeunes ? Se désintéressent-ils de la politique ?
Les médias traditionnels accordent beaucoup d’importance à la campagne électorale, aux débats des chefs, etc. Il y a une sorte de mise en récit dans laquelle certains jeunes ne se reconnaissent pas. Ils trouvent d’autres façons de faire de la politique, en s’impliquant dans les associations étudiantes ou appuyant certaines causes environnementales. Pour eux, les élections ne sont peut-être pas ce qui a le plus d’influence sur les enjeux qui les préoccupent.
Un signe générationnel
Daniel Gélineau, professeur et doyen du Département de science politique et titulaire de la Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires de l’Université Laval
Faut-il s’inquiéter du taux d’abstention ?
Généralement, au Québec, on parle d’un déclin du taux de participation de cinq points, depuis les années 1980, ce qui est moins qu’ailleurs au Canada. Notre taux de participation ressemble à celui de la plupart des démocraties, où une baisse est observée depuis la chute du mur de Berlin. Mais il faut faire attention aux comparaisons, car ici, l’inscription est obligatoire. La liste électorale couvre
92 % de la population en âge de voter. Dans certains pays, comme les États-Unis, le faible taux de couverture n’est pas reflété dans le taux officiel de participation, qui ne compile que ceux qui sont inscrits au vote [détenus et ex-détenus n’ont pas droit de vote dans certains États].
Comment expliquer cette baisse du taux de participation ?
Au même âge, les nouveaux électeurs n’ont pas le même comportement que les électeurs des générations antérieures. Le taux de participation est influencé par le cycle de vie. La cohorte des gens nés de 1940 à 1945 votait à l’âge de 18 ans dans une proportion 20 % plus élevée que les jeunes nés dans les années 1980. Cet écart ne se rattrape pas et se poursuit aujourd’hui. Donc, l’évolution de la démographie fait en sorte que ceux qui votaient le plus sont de moins en moins nombreux. Quand les vieux électeurs décèdent, ça crée une pression à la baisse sur le taux de participation.
En quoi le comportement électoral des jeunes d’aujourd’hui est-il différent de celui de leurs aînés ?
Le rapport des individus à l’État a changé au fil des décennies. Les jeunes croient tout autant à la démocratie, mais se sentent moins concernés par les élections et les enjeux qui y sont discutés. Ils ne s’attendent pas à ce que l’État, et donc les élections, joue un rôle de premier plan dans les causes qui les préoccupent le plus. On le voit avec le déclin de l’intérêt pour la question nationale, qui était autrefois un enjeu majeur à chaque changement de gouvernement. Ce l’est de moins en moins.
Faut-il permettre le vote blanc pour que plus de citoyens manifestent leur mécontentement à
l’égard de ceux qui sont au pouvoir ?
À mon avis, cela reste marginal. Je n’attribuerais pas d’intentions politiques au 26 % des électeurs qui n’ont pas voté en 2014. Cela existe dans certains pays, mais ne représente rarement que 2 à 2,5 % du vote. Cela aurait l’avantage d’envoyer un signal plus clair aux gouvernements, mais ça ne changerait pas les résultats électoraux.
À terme, ce désintérêt pour le vote ne risque-t-il pas d’engendrer un fossé démocratique ?
Dans l’absolu, un taux de participation de 70 % n’a rien de dramatique, c’est plutôt la tendance qui est préoccupante. Faut-il changer nos systèmes électoraux pour les adapter aux nouvelles générations ? Des expériences ont été tentées ailleurs, notamment la refonte du mode de scrutin en faveur de la proportionnelle, le vote obligatoire, mais en général, cela a peu d’effet sur les taux de participation. Je pense plutôt que les politiciens devraient se demander si les enjeux qu’ils abordent, notamment lors du débat des chefs, intéressent vraiment les jeunes électeurs.
Est-ce que notre système électoral est dépassé ?
La démocratie est un système en constante évolution et beaucoup de changements ont été apportés au mode de scrutin au fil des décennies. Avant, le droit de vote était lié à la propriété. Il est fort probable qu’il y ait des inadéquations dans le système actuel, mais ça ne le rend pas pour autant inopérant. Dans les régimes comme celui de la Suisse, où la démocratie directe a instauré une multiplication de référendums, on vit aussi une fatigue électorale et des taux de participation faibles, en raison de la multiplication des appels au vote. Les gens qui disent que le système est fatigué ont raison, mais il n’y a pas de solution magique et instantanée. Si on change le mode de scrutin, il ne faut pas s’attendre à des révolutions dans le comportement des gens.
Quelles sont vos prédictions pour le taux de participation au vote du 1er octobre prochain ?
Habituellement, le taux de participation est plus élevé quand les luttes sont serrées ou quand il y a des enjeux importants, comme lors des référendums. Si on regarde les sondages d’un jour à l’autre, on ne sait pas qui formera le prochain gouvernement. Je peux me tromper, mais la situation actuelle pourrait inciter plus de gens à aller voter.