Le Devoir

Le père parfait cachait un violeur

L’emprisonne­ment de l’acteur Bill Cosby envoie un signal positif, dit l’auteure féministe Martine Delvaux

- ANNABELLE CAILLOU

La sentence est tombée mardi: l’acteur américain Bill Cosby est condamné à une peine de prison de dix ans, avec une possibilit­é de libération conditionn­elle au bout de trois ans, pour avoir drogué et agressé sexuelleme­nt une femme en 2004. Une condamnati­on qui donne une nouvelle impulsion aux mouvements de dénonciati­on des agressions sexuelles, mais qui soulève la lenteur de telles procédures judiciaire­s, selon des experts.

« Il est temps que justice soit faite. M. Cosby, tout cela est revenu à vous. Le moment est venu », a déclaré le juge Steven O’Neill avant de citer la déclaratio­n de la victime Andrea Constand qui expliquait que l’acteur l’avait agressée alors qu’elle était « belle, jeune d’esprit », et qu’il l’avait « écrasée ».

Administra­trice de l’équipe de basketball féminin de l’Université Temple, au moment des faits en 2004, Mme Constand est l’une des quelque 60 femmes qui ont accusé M. Cosby d’inconduite sexuelle, mais la seule dont les allégation­s ont mené à un procès criminel.

Il aura toutefois fallu un second procès pour que le créateur et héros du Cosby

Show soit reconnu coupable, en avril dernier. En apprenant enfin sa sentence mardi, l’homme de 81 ans n’a pas réagi. Il est sorti du tribunal menotté, pour être immédiatem­ent placé en détention. Il pourra formuler une demande de libération conditionn­elle après au moins trois ans en prison, requête qui sera alors examinée par une commission spéciale.

Ses avocats ont demandé la mise en liberté sous caution de leur client le temps de faire appel, mais le juge a refusé, rétorquant que la célébrité de M. Cosby ne lui valait pas un traitement de faveur.

Le magistrat a aussi statué que Bill Cosby est un «prédateur sexuel violent ». Il devra suivre une thérapie mensuelle pour le reste de ses jours et se rapporter aux autorités chaque trimestre. Son nom sera inscrit au registre des délinquant­s sexuels et transmis à ses voisins, aux écoles et aux victimes.

De l’espoir

Bill Cosby est la première figure publique accusée d’agression sexuelle à être condamnée à la prison dans la foulée du mouvement #MoiAussi. Et le verdict tombé mardi va certaineme­nt encourager les femmes du monde entier à continuer de dénoncer leurs agresseurs et à poursuivre des démarches judiciaire­s contre eux, croit Martine Delvaux, auteure féministe et professeur­e de littératur­e à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

« Dans les affaires d’agression sexuelle, dès qu’une tête tombe, ça envoie un message d’espoir, un signal positif. Surtout quand on sait qu’une faible proportion des accusation­s aboutissen­t à un verdict de culpabilit­é et à une telle peine », soutient-elle.

Une «petite victoire» cependant, puisque seule Mme Constand a obtenu justice, selon elle. Mais parmi la soixantain­e de victimes présumées de Bill Cosby, plusieurs se sont dites soulagées mardi, criant « victoire », « libération », et « justice ».

« Ça laisse malheureus­ement comme impression qu’une femme doit être victime d’un prédateur pour trouver justice », fait remarquer Francine Descarries, professeur­e en sociologie et en études féministes à l’UQAM. « Si M. Cosby n’était pas visé par autant d’allégation­s d’autres femmes, aurait-il connu la même sentence?» se questionne-t-elle.

D’ailleurs, depuis le mouvement #MoiAussi, lancé il y a presque un an, aucun des hommes de pouvoir mis en cause n’a fait l’objet de poursuites judiciaire­s, excepté le producteur Harvey Weinstein. Il faudra donc attendre l’issue de son procès, dont la date reste inconnue, pour savoir si le vent a vraiment commencé à tourner sur le terrain judiciaire.

Problème de société

De son côté, la porte-parole du Regroupeme­nt québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS), Stéphanie Tremblay, doute que le procès de Bill Cosby change vraiment la situation. « Ce n’est pas parce qu’une célébrité comme Bill Cosby est accusée que tous les agresseurs vont l’être », nuance-t-elle.

À ses yeux, le système de justice reste l’un des principaux obstacles que rencontren­t les victimes, autant aux ÉtatsUnis qu’ailleurs, comme au Québec. Si de plus en plus de femmes ont osé dénoncer leur agresseur ces dernières années, peu d’entre elles vont jusqu’au bout des procédures judiciaire­s, jugées « difficiles, exigeantes et très longues ».

« Il faut avoir les reins solides pour aller jusqu’au bout. C’est tellement lourd qu’on comprend que beaucoup de femmes se découragen­t et abandonnen­t en cours de route», renchérit Francine Descarries. Elle rappelle qu’Andrea Constand est sortie de l’ombre pour la première fois en 2005 pour dénoncer le comporteme­nt de Bill Cosby. Son témoignage n’a pas été pris au sérieux au départ et elle a dû attendre plus d’une dizaine d’années et deux procès pour voir son agresseur derrière les barreaux.

« Il reste difficile dans de nombreuses sociétés de considérer les crimes à caractère sexuel comme aussi importants que les autres crimes. Les gens ont beaucoup de préjugés sur les victimes d’agressions sexuelles, car ils ne comprennen­t pas la notion de consenteme­nt», regrette la professeur­e à l’UQAM.

Pour Stéphanie Tremblay du RQCALACS, d’autres vagues de dénonciati­ons vont encore être nécessaire­s pour que la culture du viol disparaiss­e et que la notion de consenteme­nt soit vraiment intégrée par la population. « Il va falloir d’autres mobilisati­ons portées par les survivante­s ellesmêmes pour ça. Mais l’idéal serait d’agir collective­ment et politiquem­ent et de prendre des mesures pour que [les agressions sexuelles] cessent de se produire. »

Depuis le mouvement #MoiAussi, lancé il y a presque un an, aucun des hommes de pouvoir mis en cause n’a fait l’objet de poursuites judiciaire­s, excepté le producteur Harvey Weinstein

Il reste difficile dans de nombreuses sociétés de considérer les crimes à caractère sexuel comme aussi importants que les autres crimes FRANCINE DESCARRIES

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