Le Devoir

Le cri des fées. La chronique d’Odile Tremblay.

- ODILE TREMBLAY

Son titre seul, Les fées

ont soif, dégage une poésie magique qui chevauche les époques et les mythologie­s, sur fond de dames éthérées en révolte au bord d’un puits.

Je viens d’acheter le texte de Denise Boucher aux éditions Typo, pour le consulter avant de voir enfin la pièce ce jeudi au Rideau Vert. Quarante ans après sa venue au monde au TNM sous haut scandale, il était temps.

Depuis, tout a changé et rien du tout. Les femmes ont conquis des bastions à la maison et au travail, mais les mentalités font tant de sur-place…

Tant mieux si Sophie Clément signe la mise en scène des Fées ont soif, spectacle qui brassa la cage du féminisme québécois et du catholicis­me en propulsant ses muses au coeur d’un intense débat de société.

L’implicatio­n de la comédienne dans les deux créations à tant d’années d’intervalle paraît de bon augure pour la résonance magnétique. Avec sa consoeur Michèle Magny — toutes deux de la première distributi­on, aux côtés de Louisette Dussault — , Sophie Clément avait convaincu Denise Boucher d’adapter un texte poétique au théâtre sous direction de Jean-Luc Bastien. Ainsi se forment les séismes. De quoi rappeler celui de l’été dernier autour des pièces

SLĀV et Kanata. Autre contexte, mais le théâtre, même ébranlé, n’est jamais si vivant qu’en ouvrant au choc des idées.

En quatre décennies, les scandales changent de teintes. Le côté blasphémat­oire des Fées ont soif fera moins hurler qu’hier. Quant au reste…

La pièce se colle au mouvement #MoiAussi, âgé d’un an à peine, fragile, parfois confus, debout pour exiger l’égalité et le respect en dérobade. L’ancien dieu Bill Cosby, qui droguait des femmes pour les violer, vient de tomber de son Olympe, mais tant de fées ont toujours soif au bord du puits.

Un oiseau comme mari

Retour en 1978 quand le Conseil des arts de la région métropolit­aine refusait de subvention­ner le brûlot féministe de Denise Boucher, jugeant son langage « impropre, vulgaire, obscène, ordurier, sacrilège et blasphémat­oire », à l’heure où la religion pesait encore lourd sur le sort des oeuvres.

Il faut dire que dans cette pièce, la statue de la Vierge Marie, reine des muettes, tentait de conjurer sa destinée. La maman et la putain, autres archétypes féminins — sources d’inspiratio­n, aussi, du cinéaste français Jean Eustache —, juraient en bon québécois contre les cases étroites où la société machiste les confinait pour mieux les contrôler. Marie, la mère, prenait ses pilules. Madeleine, la prostituée, buvait.

« On m’a donné un oiseau comme mari. On m’a taillée dans le marbre et fait peser de tout mon poids sur le serpent. Personne ne brise mon image. […] N’ai-je point quelque part une fille qui me délivrera ? Qui me déviergera ? », implorait la statue de son côté.

Sacrilège ou pas, la pièce suivit sa route, Jean-Louis Roux à la tête du TNM et l’équipe créatrice refusant de s’écraser. La petite histoire garde en mémoire la houle : « Tout le printemps et tout l’été, le sujet de la pièce qui n’avait pas encore été produite suscitait des débats dans les pages des journaux et sur les ondes », écrit Denise Boucher en commentant l’accoucheme­nt aux forceps des Fées ont soif à la fin du livre. Menaces de mort, tapes dans le dos, manifestat­ions, réception critique triomphale, demande d’injonction d’associatio­ns catholique­s, interventi­on réussie de la dramaturge auprès de l’archevêque de Montréal pour leur bloquer la voie. Ouf !

« Je ne veux plus de ce sarcophage. Je ne veux plus que l’on me salue dans une statue pendant que l’on me dénigre, que l’on me méprise dans chaque femme », criera de nouveau la vierge de marbre sur scène en 2018.

Rien n’est acquis

Tout est lié. Lundi, j’ai vu Quand les pouvoirs s’emmêlent, documentai­re de la Québécoise Yvonne Defour (en salle la semaine prochaine) montrant à quel point les forces politiques et religieuse­s de tous poils s’accordent pour ébranler les droits des femmes. Le comédien Vincent Graton interviewe messieurs et mesdames, athées ou croyants, en Tunisie, en France, aux États-Unis et au Québec. Circule ce fil ténu du « rien n’est acquis ».

« La règle religieuse ne fait pas partie de notre droit. Elle fait partie de notre identité », précise une voix féminine d’ailleurs. Elle aurait aussi bien pu être québécoise. Ici, tant d’incroyants demeurent imbibés, par legs génération­nels, des vieux préjugés misogynes à tiroirs, maman, vierge ou putain, issus des pères de l’Église, sans identifier leurs sources. On entend même des jeunes pousser à l’aveugle la roue des poussiéreu­ses orthodoxie­s. L’héritage catholique vit dans l’inconscien­t collectif.

De quoi écouter le chant des fées avec autant d’attention qu’à leur création : « La vérité est en exil/La beauté loin en péril/L’amour est très malade/Nous sommes à la recherche/De nos corps. De nos coeurs, de nos têtes », lanceronte­lles en cherchant enfin écho sur les murailles du jour.

La pièce [Les fées ont soif] se colle au mouvement #MoiAussi, âgé d’un an à peine, fragile, parfois confus, debout pour exiger l’égalité et le respect en dérobade. L’ancien dieu Bill Cosby, qui droguait des femmes pour les violer, vient de tomber de son Olympe, mais tant de fées ont toujours soif au bord du puits.

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