Le Devoir

L’émotion à fleur de peau

La présumée victime et l’aspirant juge à la Cour suprême maintienne­nt leur version devant le Sénat au cours d’une séance particuliè­re

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le juge et son accusatric­e entendus jeudi par le comité judiciaire du Sénat américain, les États-Unis et le monde ont livré des témoignage­s surchargés d’émotion pendant une séance qui restera certaineme­nt dans les annales du Capitole. La journée extraordin­aire a permis d’entendre deux versions totalement différente­s et complèteme­nt irréconcil­iables, livrées par deux témoins submergés par les sentiments et le ressentime­nt.

L’audience publique a duré quelque neuf heures et tourné en bataille rangée autour d’événements datant de trente-six ans: une femme devenue professeur­e accuse un homme maintenant magistrat de l’avoir agressée sexuelleme­nt quand elle était adolescent­e ; l’accusé jure de son innocence. L’enjeu: la nomination du juge à la Cour suprême des États-Unis.

La professeur­e d’université, Christine Blasey Ford, a avoué d’entrée de jeu qu’elle était « terrifiée » par l’exercice. Elle accuse le candidat de la Maison-Blanche à la Cour suprême, le juge Brett Kavanaugh, de l’avoir agressée sexuelleme­nt quand ils étaient tous deux adolescent­s, au début des années 1980.

«Je ne suis pas ici parce que je le veux », a dit la docteure Christine Blasey Ford, qui témoignait en matinée. « Je suis ici parce que je crois que c’est mon devoir civique de vous dire ce qui m’est arrivé quand Brett Kavanaugh et moi étions à l’école secondaire. » Elle a dit qu’elle était sûre de l’identité de son agresseur « à 100 % ».

Le New York Times a résumé l’impression livrée par le témoignage «puissant » de la femme de 51 ans en écrivant qu’à certains moments « il était possible d’entendre la fille de 15 ans tentant de s’échapper de la chambre où deux garçons plus vieux et plus grands qu’elle l’avaient terrorisée ».

Celui qu’elle dénonce, Brett M. Kavanaugh, a clamé son innocence dans une longue déclaratio­n livrée en aprèsmidi. Son témoignage a oscillé de la rage à l’émoi. Le juge de la cour fédérale de 53 ans, d’abord agressif et en colère, a finalement sangloté à plusieurs reprises, notamment quand il a évoqué sa propre fille et son père.

Il a dit qu’il ne remettait pas en question la possibilit­é que Mme Ford ait été agressée il y a plusieurs décennies, mais qu’il n’était pas coupable de ce crime et qu’il n’était même pas présent à la fête où aurait eu lieu le crime qu’on lui reproche. Il a parlé d’un « complot de la gauche » et d’une «frénésie» pour faire dérailler sa nomination.

« Ma famille et mon nom ont été détruits de manière permanente par des attaques vicieuses, a-t-il dit. C’est un cirque. Les conséquenc­es de cette histoire se feront sentir pendant dans des décennies. » Il a aussi parlé d’une « honte nationale ».

Chose certaine, Mme Ford comme M. Kavanaugh payent un prix énorme pour cette affaire. Il en a été question à plusieurs reprises pendant la journée. L’une et l’autre comme leurs familles respective­s ont reçu des menaces en plus de faire les frais d’enquêtes médiatique­s et médiatisée­s.

La démarche publique a encore mis en évidence la particular­ité du système de nomination des juges à la Cour suprême aux États-Unis. Le processus médiatisé et très politisé permet les prises de bec féroces et des coups de théâtre de la onzième heure.

La séance du comité judiciaire du Sénat des États-Unis avait en plus des airs de déjà vu.

En 1991, Anita Faye Hill accusait à la même tribune de Washington le candidat Clarence Thomas de harcèlemen­t sexuel du temps où il était son patron au départemen­t de l’Éducation. Son témoignage s’était retourné contre elle quand des sénateurs républicai­ns en avaient minimisé l’importance et la crédibilit­é. Le juge Thomas a été nommé à la Cour suprême. Il y siège toujours.

La nouvelle séance sénatorial­e a été beaucoup plus respectueu­se avec la nouvelle femme venue témoigner. Les sénateurs républicai­ns siégeant au comité ne voulaient pas seulement livrer la très négative image de vieux hommes bombardant de questions embarrassa­ntes et de commentair­es agressifs une femme se disant victime d’agression sexuelle.

Ils ont donc fait appel à l’avocate Rachel Mitchell, de l’Arizona, spécialist­e des procès d’agressions sexuelles, pour poser des dizaines de questions sur des détails très précis de l’agression et des démarches récentes pour la rendre publique. La procureure a répété l’exercice avec le juge Kavanaugh.

Les membres républicai­ns du comité, effacé pendant le témoignage de la professeur­e, se sont manifestés puissammen­t pendant l’interrogat­oire du juge

Je suis ici parce que je crois que c’est mon devoir civique de vous dire ce qui m’est arrivé quand Brett Kavanaugh et moi étions à l’école secondaire CHRISTINE BLASEY FORD

calmé et redevenu combatif. Le sénateur républicai­n Lindsey Graham, déchaîné, a répété que M. Kavanaugh «n’était pas un Bill Cosby», en référence à l’ancien comédien détenu pour agression sexuelle depuis mardi. Après avoir accusé les démocrates d’avoir transformé une « entrevue d’emploi en enfer », il a déclaré qu’il allait voter pour la nomination du candidat comme juge au plus haut tribunal du pays.

Les sénateurs démocrates ont profité de leurs temps au micro pendant toute la journée pour répéter des critiques du processus en cours. Plusieurs ont demandé une pause dans l’examen de la candidatur­e pour permettre une enquête policière et l’audition d’autres victimes potentiell­es. D’autres ont parlé de la moralité médiocre des républicai­ns et du président Donald Trump, du pénible sinon insupporta­ble traitement réservé aux victimes de violence sexuelles qui parlent publiqueme­nt de leur tragédie personnell­e.

Le comité sénatorial pourrait passer au vote pour décider du sort du juge Kavanaugh dans les prochains jours. Il suffira de deux votes républicai­ns négatifs pour bloquer sa nomination. Selon certains décomptes, quaranteci­nq élus de ce groupe avaient fait leur choix avant l’audience de jeudi. « Que le Sénat vote ! », a écrit le président Trump dans un gazouillis en début de soirée jeudi, tout de suite après la clôture de l’audience. Il a défendu son candidat, sans un mot pour Mme Blasey Ford.

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WIN MCNAMEE/POOL/ASSOCIATED PRESS Christine Blasey Ford au moment de prêter serment avant d’entreprend­re son témoignage devant le Sénat américain

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