L’émotion à fleur de peau
La présumée victime et l’aspirant juge à la Cour suprême maintiennent leur version devant le Sénat au cours d’une séance particulière
Le juge et son accusatrice entendus jeudi par le comité judiciaire du Sénat américain, les États-Unis et le monde ont livré des témoignages surchargés d’émotion pendant une séance qui restera certainement dans les annales du Capitole. La journée extraordinaire a permis d’entendre deux versions totalement différentes et complètement irréconciliables, livrées par deux témoins submergés par les sentiments et le ressentiment.
L’audience publique a duré quelque neuf heures et tourné en bataille rangée autour d’événements datant de trente-six ans: une femme devenue professeure accuse un homme maintenant magistrat de l’avoir agressée sexuellement quand elle était adolescente ; l’accusé jure de son innocence. L’enjeu: la nomination du juge à la Cour suprême des États-Unis.
La professeure d’université, Christine Blasey Ford, a avoué d’entrée de jeu qu’elle était « terrifiée » par l’exercice. Elle accuse le candidat de la Maison-Blanche à la Cour suprême, le juge Brett Kavanaugh, de l’avoir agressée sexuellement quand ils étaient tous deux adolescents, au début des années 1980.
«Je ne suis pas ici parce que je le veux », a dit la docteure Christine Blasey Ford, qui témoignait en matinée. « Je suis ici parce que je crois que c’est mon devoir civique de vous dire ce qui m’est arrivé quand Brett Kavanaugh et moi étions à l’école secondaire. » Elle a dit qu’elle était sûre de l’identité de son agresseur « à 100 % ».
Le New York Times a résumé l’impression livrée par le témoignage «puissant » de la femme de 51 ans en écrivant qu’à certains moments « il était possible d’entendre la fille de 15 ans tentant de s’échapper de la chambre où deux garçons plus vieux et plus grands qu’elle l’avaient terrorisée ».
Celui qu’elle dénonce, Brett M. Kavanaugh, a clamé son innocence dans une longue déclaration livrée en aprèsmidi. Son témoignage a oscillé de la rage à l’émoi. Le juge de la cour fédérale de 53 ans, d’abord agressif et en colère, a finalement sangloté à plusieurs reprises, notamment quand il a évoqué sa propre fille et son père.
Il a dit qu’il ne remettait pas en question la possibilité que Mme Ford ait été agressée il y a plusieurs décennies, mais qu’il n’était pas coupable de ce crime et qu’il n’était même pas présent à la fête où aurait eu lieu le crime qu’on lui reproche. Il a parlé d’un « complot de la gauche » et d’une «frénésie» pour faire dérailler sa nomination.
« Ma famille et mon nom ont été détruits de manière permanente par des attaques vicieuses, a-t-il dit. C’est un cirque. Les conséquences de cette histoire se feront sentir pendant dans des décennies. » Il a aussi parlé d’une « honte nationale ».
Chose certaine, Mme Ford comme M. Kavanaugh payent un prix énorme pour cette affaire. Il en a été question à plusieurs reprises pendant la journée. L’une et l’autre comme leurs familles respectives ont reçu des menaces en plus de faire les frais d’enquêtes médiatiques et médiatisées.
La démarche publique a encore mis en évidence la particularité du système de nomination des juges à la Cour suprême aux États-Unis. Le processus médiatisé et très politisé permet les prises de bec féroces et des coups de théâtre de la onzième heure.
La séance du comité judiciaire du Sénat des États-Unis avait en plus des airs de déjà vu.
En 1991, Anita Faye Hill accusait à la même tribune de Washington le candidat Clarence Thomas de harcèlement sexuel du temps où il était son patron au département de l’Éducation. Son témoignage s’était retourné contre elle quand des sénateurs républicains en avaient minimisé l’importance et la crédibilité. Le juge Thomas a été nommé à la Cour suprême. Il y siège toujours.
La nouvelle séance sénatoriale a été beaucoup plus respectueuse avec la nouvelle femme venue témoigner. Les sénateurs républicains siégeant au comité ne voulaient pas seulement livrer la très négative image de vieux hommes bombardant de questions embarrassantes et de commentaires agressifs une femme se disant victime d’agression sexuelle.
Ils ont donc fait appel à l’avocate Rachel Mitchell, de l’Arizona, spécialiste des procès d’agressions sexuelles, pour poser des dizaines de questions sur des détails très précis de l’agression et des démarches récentes pour la rendre publique. La procureure a répété l’exercice avec le juge Kavanaugh.
Les membres républicains du comité, effacé pendant le témoignage de la professeure, se sont manifestés puissamment pendant l’interrogatoire du juge
Je suis ici parce que je crois que c’est mon devoir civique de vous dire ce qui m’est arrivé quand Brett Kavanaugh et moi étions à l’école secondaire CHRISTINE BLASEY FORD
calmé et redevenu combatif. Le sénateur républicain Lindsey Graham, déchaîné, a répété que M. Kavanaugh «n’était pas un Bill Cosby», en référence à l’ancien comédien détenu pour agression sexuelle depuis mardi. Après avoir accusé les démocrates d’avoir transformé une « entrevue d’emploi en enfer », il a déclaré qu’il allait voter pour la nomination du candidat comme juge au plus haut tribunal du pays.
Les sénateurs démocrates ont profité de leurs temps au micro pendant toute la journée pour répéter des critiques du processus en cours. Plusieurs ont demandé une pause dans l’examen de la candidature pour permettre une enquête policière et l’audition d’autres victimes potentielles. D’autres ont parlé de la moralité médiocre des républicains et du président Donald Trump, du pénible sinon insupportable traitement réservé aux victimes de violence sexuelles qui parlent publiquement de leur tragédie personnelle.
Le comité sénatorial pourrait passer au vote pour décider du sort du juge Kavanaugh dans les prochains jours. Il suffira de deux votes républicains négatifs pour bloquer sa nomination. Selon certains décomptes, quarantecinq élus de ce groupe avaient fait leur choix avant l’audience de jeudi. « Que le Sénat vote ! », a écrit le président Trump dans un gazouillis en début de soirée jeudi, tout de suite après la clôture de l’audience. Il a défendu son candidat, sans un mot pour Mme Blasey Ford.